Maya et moi étions très différentes, peut-être même les exacts opposés. Elle n’a pas l’air matérialiste pour deux sous. Point d’orgueil ne point le bout de son nez dans ses propos de douceur et de compassion. Je ne ressens ni esprit de compétition, ni capacités de manipulation… Je comprends alors pourquoi je suis autant à l’aise avec elle… Mais qu’en est-il pour elle ? Car moi, je suis matérialiste. Je suis compétitive. J’use de mes charmes et de mes atours pour garantir ma sécurité, ma position sociale, ou simplement par plaisir. Est-ce qu’elle ressent cela ? Est-elle mal-à-l’aise face à moi ?

Je me rappelle d’un jour où, au bloc opératoire, j’étais tombée face à un patient à la personnalité perverse narcissique. Venu pour une opération banale : une appendicectomie ; il parlait et parlait encore et encore, distillant des résumés de vie qui allaient en contradiction totale ou presque, avec le résumé de sa maladie, et de sa vie. Beau garçon d’une quarantaine d’année, aux cheveux grisonnants bien peignés et à la barbe très belle, il profitait de ses charmes à n’en plus finir. Mais toutes et tous, dans le bloc opératoire, nous étions très mal à l’aise. Sa façon d’être, sa façon de parler, sa façon d’allier le geste à la parole, tout me crispait chez lui. Et je me suis surprise à ressentir de vraies douleurs dans la mâchoire, lorsque, une fois l’opération terminée, et le réveil assuré, le patient était reparti dans son service de chirurgie. L’homme avait été si intrusif, si gênant, que moi, et d’autres aussi, nous réagissions en grinçant des dents et en contractant nos mâchoires… Jusqu’à en ressentir des courbatures.

J’espère de tout cœur ne pas procurer de tels effets chez Maya, qui ne mérite point tant de douleur et de sensations désagréables. Elle est si douce… Et puis, plus notre après-midi passe, et plus je l’apprécie et plus je me sens chanceuse d’avoir dépassé le cadre du dispensaire.

- Spokane est un hôpital de moyenne importance. Il y avait tout ce qu’il fallait pour ma spécialité, mais en comparaison aux hôpitaux de New-York, c’était la cambrousse et la ville quoi. Et… Enfin… Tu sais, je suis matérialiste, carriériste, et beaucoup dans l’apparence… Surtout à cette époque quoi. Alors me retrouver à Spokane, et pas dans un super hôpital de riches, c’était un sacré coup pour moi ! Mais il faut croire que ça m’a beaucoup plus apporté, finalement.

La survie, sans doute. Parce qu’en voyant comment Seattle avait été envahie de rôdeurs, j’imagine facilement le massacre qu’avait dû être New York. Et puis sur le plan humain. New-York, c’est plein de riches ! Et soigner les riches, c’est faire de l’argent, pas de l’humain. Enfin, généralement.

- Désolée ? Demandais-je, secouant d’un coup ma tête alors que je sortais de mes dernières pensées. Oh ! Le meurtre… Merci. J’avoue que j’y ai repensé pendant très longtemps. Un médecin qui tue quelqu’un, c’est quand même un comble… Mais c’était ça, où devenir une poule pondeuse pour un raciste ultra-violent. Et si je veux effectivement une famille, ce n’était pas… Comme ça, que je l’espérais. Alors la survie… Enfin, tu sais ce que s’est. Mais heureusement, ici, tout est parfait ! Tu es ma plus belle rencontre depuis mon arrivée !

Que je lui avouais enfin, un grand sourire, me grandissant sur mon assise dans une attitude fière, un peu gênée toutefois de m’ouvrir autant.

Maya n’avait pas tords. Qu’étaient-ils devenus, tous ces médecins, ces chirurgiens, qui demandaient des tarifs exorbitants, refusaient les patients les moins fortunés pour n’accepter que les portemonnaies bien garnis ? Qu’étaient-ils devenus ces professionnels de la santé, roulant en grosses Ferrari, Lamborghini, et autres voitures de luxe qui consommaient l’équivalent d’un mois d’essence d’une voiture traditionnelle, en à peine dix kilomètres ? Que leur était-il arrivé à ces gens, qui s’offusquaient pour la moindre tâche sur leurs escarpins ou leurs chaussures italiennes au cuir hors de prix ? Avaient-ils survécu ? Etaient-ils cloitrés depuis cinq ans dans leurs manoirs et leurs demeures semblables à des châteaux modernes ? Ou avaient-ils tout abandonné pour survivre, les pieds dans la boue, le visage ensanglanté, les mains cornées, les cheveux sales et les vêtements portés encore et encore pendant des jours, des semaines… Des mois ?

Mais comme disait Maya – encore une fois – ça ne servait plus à rien d’y penser. Après tout, à ne point savoir, autant ne point s’imaginer. L’important était l’instant présent, l’endroit présent, les gens présents.

- Tu as raison. Tout ça, c’est du passé. Maintenant, on est là. Et on est plutôt bien ici ! Tu ne crois pas ?

Bien-sûr qu’elle le croyait. Je veux dire, elle parlait de la même manière que moi depuis tout à l’heure. Je crois qu’elle et moi, nous sommes heureuses d’être ici. Et nous avons eu de la chance de nous trouver !

Et puis vint un rire que je rejoins très vite. Voir cette moustache de lait au-dessus des lèvres de Maya, était aussi amusant que très comique. Cet instant était vraiment cocasse. Un moment d’innocence. Je ris pleinement, comme une jeune fille, sans faire attention ni aux apparences ni à quoi que ce soit, à vrai dire. Mon rire d’ailleurs, est vraiment ridicule. Mais ça fait du bien de rire.

- Ah mais je n’en doute pas ! Mais toutes ces personnes formidables ne sont pas là, maintenant ! Et elles ne sont pas chez moi non plus ! Dis-je un peu bêtement comme pour souligner le fait que Maya était ma seule amie ici, pour l’instant en tout cas. Oui, il est relativement facile de trouver sa place ici. D’ailleurs, je pense que c’est une grande force du groupe. Personne n’est laissé sur le carreau, et on se sent enfin utile. Et après tout, n’est-ce pas ce dont nous avons besoin ? D’être utile à quelque chose ? Ou quelqu’un ?

Une question plus ou moins rhétorique, bien évidemment. Et me voici qui vide d’un trait ce qui me reste de chocolat chaud. Je ne perds aucune miette de ce précieux chocolat, devenu ô combien rare à l’heure actuelle. Et lorsque je redescends ma tasse… J’ai moi aussi une moustache de lait… Et me voici repartie de plus belle dans un rire aigüe ridicule !