La douleur est encore étouffée par l’adrénaline de la chute, mais la gêne est déjà bien présente, raideur dans le dos, il faut que je serre les dents et prenne sur moi pour courir vers cette foutue brèche et me faufiler dedans. On court ensemble dehors, drôle de scène, qui eut cru que Milow avait un aussi bon cardio ?

Je suis sans trop me poser de questions, j’ai confiance dans le fait qu’il ne m’emmène pas dans un autre piège. Un bâtiment qu’on grimpe sur un étage, la douleur commence à percer, une chaleur poisseuse sous mon sac.

On pénètre dans un appartement, vérification plus ou moins méticuleuse de chaque pièce, je pose mes affaires contre le canapé et m'assois plus doucement que lui, en levant le nez vers la poussière qu’il vient de soulever, le souffle encore rapide ralentit avec le calme qui revient.

“Je me pose la question aussi…” dis-je doucement, sincère, comme si c’était normal de faire la conversation. J’ai l’impression d’en éliminer à tour de bras, pourtant il y a toujours assez de rôdeurs pour nous mettre en difficulté.

Je croise le regard du brun, il semble mécontent, ça me fait esquisser un sourire amusé. C’est étrange de se retrouver tous les deux alliés, n’est-ce pas ? Et posés l’un à côté de l’autre aussi simplement que ça. Je n'ai pas souvenir qu'on ait déjà été si proches sauf pour nous battre.

Je tends le bras pour tirer mon sac sur le sol jusqu’à moi, l’ouvre tout en répondant à sa curiosité, “Je cherchais du matos pour faire une prothèse à ma soeur. Enfin, j’en aurai délégué la fabrication à quelqu’un d’autre.” Mais les matières premières et l’outillage pourraient faire drastiquement baisser le prix d’un tel appareillage. “Elle a été mordue à la jambe.” Pas besoin de préciser qu'elle a été amputée.

Je plonge le bras dans mes affaires, tâtonne un instant avant d’en sortir une petite bouteille de solution désinfectante que je pose sur la table basse devant nous. “Tu n’es pas trop déçu, sinon ? Que j’en sois sorti vivant… presque sans une égratignure.” Je scrute son regard avec attention, rictus aux lèvres. La tension n’a pas totalement disparu. On pourrait chacun sortir son couteau pour égorger l’autre dans l’intimité de cet appartement miteux. Mais je crois qu’aucun de nous n’a envie d’une telle facilité.

“De quoi ça a l’air, d’ailleurs ?” Je croise les bras pour saisir mon T-shirt et l'enlever sans la moindre pudeur, à la fois pour lui faire voir ma blessure, ce à quoi ressemble un dos quand on ne pèse pas trente kilos, et montrer patte blanche. Drôle de parallèle à notre dernière rencontre. Mais je ne parviens pas à m’en réjouir comme je le devrais : la douleur grimpe, comme une vive brûlure. Si je ne garde qu’un souvenir confus de ma chute, l’impact de cette arête métallique doit être physiquement gravé sur ma peau. Un bel hématome, c’est sûr et certain. Je pose le tissu en boule près de moi et me tords le bras pour y poser le bout des doigts, les ramène à moi pour constater que de l’égratignure s’échappe un peu de sang. Rien qui ne constitue une urgence. Mais ça risque de piquer quelques jours. “Tu peux t’en occuper ?” Pas sûr qu’il ait envie de me rendre ce service, mais l’idée de me faire souffrir en désinfectant la chair à vif devrait le convaincre.

Ça aurait été con que ça se finisse de cette manière, on est bien d’accord. Si l’un de nous doit provoquer la mort de l’autre, il mériterait qu’elle soit glorieuse. Je ne le laisserais pas crever sous les crocs d’un rôdeur, ni même sous le feu d’un pilleur. Avec mon amitié, je réalise que Milow a gagné ma protection, dans une certaine mesure.

Il y a quelque chose qui change dans l’atmosphère quand je retire mon haut. Il n’en faut pas plus pour me caresser l’ego. C’est agréable de sentir son regard sur moi, ma peau, ma blessure, le losange marqué au beau milieu de mon dos. L’air semble un peu plus lourd, les alentours soudainement plus silencieux. Je tends l’oreille à défaut de le voir pour guetter la moindre irrégularité dans son souffle, la moindre déglutition.

“Oui, toi.” que je réponds un brin moqueur, sourire mutin sur les lèvres. “C’est juste désinfecter, je suis sûr que tu sais faire.” Et si ça pisse le sang il pourra y appliquer une compresse, mais je ne crois pas que ce soit le cas.

Quoiqu’il en soit, Milow accepte, finalement. Je souffle et ferme les yeux en penchant la tête en avant. Je m’attends à un contact, mais pas dans ce genre.

La douleur me crispe dans un râle plaintif, la blessure semble brûler sous un jet d’acide. Je replie un bras pour choper fermement la cuisse du brun derrière moi, doigts plantés dans son muscle trop sec, une, deux secondes, histoire de bien appuyer le contact et le rendre d’autant plus mal à l’aise qu’il aura cherché à me punir. Difficile de ne pas jubiler face à ses réactions. Difficile de ne pas en rajouter…

Je le relâche plus doucement, m'y attarde jusqu'au bout des doigts alors que le mal se dissipe difficilement et que mes muscles se détendent. Je souffle, "Ca fait mal. Fais un peu attention.” Mais un tel traitement est appréciable car toute son attention est focalisée sur moi.

Je le laisse à l’oeuvre en silence, une minute. Il n’y en a pas pour bien longtemps, j’imagine. “Comment tu voudrais que je crève au fait ?” dis-je pour reprendre ses mots, les dents toujours serrées à chacun de ses gestes, mais sans amertume dans la voix.

Pas par quelqu'un d'autre que moi.

Une inspiration un peu plus profonde, je ferme les yeux pour savourer cet agréable élan de possessivité. Alors, je suis spécial pour lui. C'est plaisant. Vraiment.

Pression contre ma blessure, je resserre les mâchoires en silence, rouvre doucement les yeux en le sentant approcher. L’air se réchauffe dans mon dos, et lorsqu’il reprend la parole pour me menacer sans détour, je sens distinctement son souffle me caresser la nuque.

Je m’apprête à lui répondre mais ma respiration se stoppe net quand sa lame me touche. Honnêtement, je ne m'y attendais pas. Alors je veux m’éviter le moindre geste, préfère rester totalement immobile quand le contact imprévisible, froid et métallique se balade sur ma peau. Griffure menaçante, pas franchement douloureuse. Je ne cherche pas à contenir le frisson qui me pique d'une délicieuse chair de poule.

Je ne doute pas qu’il pourrait me tuer. Là, il lui suffirait d’un rien. Un geste que je ne pourrais pas arrêter et je me viderais de mon sang en quelques minutes seulement. Frustration grandissante de perdre le contrôle. Je lui fais confiance, mais je me suis rendu vulnérable. Pendant une poignée de secondes, je commence à douter de ses intentions. Et si je m’étais trompé ?

Mais non.

J’expire enfin alors qu'il me relâche, souffle maîtrisé. Parallèle intéressant à ce que je lui ai fait, l’autre fois. Moi non plus, je n’ai finalement pas eu coeur à l’abîmer.

Je laisse flotter un silence, qu’il finisse d’exprimer ses idées. Il me fascine. Milow me ressemble sûrement plus que ce qu’il pourrait admettre. "Ça te va bien.” j’articule doucement en me retournant vers lui, une jambe repliée sur le canapé pour mieux lui faire face. Mince sourire en m’accrochant à son regard que je prends le temps de détailler sans pudeur. Il a toute mon attention. Et un peu plus encore. Une forme d’estime à laquelle les gens ordinaires n’ont pas droit. “Je te crois, tu sais ? Tu es crédible.” S’il en doutait encore. “Et je te comprends. Ce n’est pas le genre de moment qu’on veut médiocre.” Je pose une main sur l’assise, volontairement tout près de sa jambe, m’approche pour garder au mieux cette connexion, ce courant très particulier qui passe quand on se regarde droit dans les yeux.

“Il n’y a pas grand monde à qui je voudrais confier ma mort.” Je sais bien qu’on n’a pas souvent la chance de choisir sa fin, cela dit. S'il s'en charge, pourvu qu’il m’épargne une conclusion banale.

“J’aimerais te tuer, oui. Mais pas maintenant.” Il est la seule personne que j’arrive vraiment à décrypter. C’est vrai qu’il serait extrêmement jouissif de le mettre en pièces. De glisser les mains dans ses entrailles, de déchirer sa chair, de le vider de son sang.

Mais c’est déjà très plaisant de jouer avec ses nerfs. S’il n’était plus là, c’est quelque chose qui me manquerait, je crois.

Je trace de petits ronds invisibles sur le tissu rugueux de son jeans. Geste discret, du bout du doigt, comme si on pouvait prétexter ne rien voir, ne même pas s’en rendre compte. “Tu parles d’accomplissement… c’est comme un orgasme, tu vois ?” Peut-être pas.

Un sourire malicieux étire le coin de mes lèvres. “C’est bien meilleur quand on prend le temps de se chercher.” Discours remanié de James, la nuit de notre première mort partagée. Je me redresse et romps le contact avec le brun pour étirer le bras et attraper mon T-shirt.

Je suis persuadé qu’on pourrait entrer en résonnance, lui et moi.

Je le suis du regard lorsqu’il approche de la fenêtre. Moi, je range mes affaires, referme mon sac. Je n’ai pas l’intention de m’attarder ici, même en si bonne compagnie.

Ses questions forment une impasse. Impossible d’être totalement honnête, malgré l’envie qui me brûle de lui expliquer tout ce qui me passe par la tête. Que le pouvoir de vie ou de mort sur quelqu’un est bandant, à peu près autant qu’une bonne effusion de sang.

“Non. Mais j’ai déjà pris du plaisir en tuant.” Il y a toujours eu un contexte. Un prétexte, même minime ou incertain. Quelque chose pour me justifier si on venait à me demander des comptes. Jusque là, en tout cas.

J’ajoute, d’une voix égale en anticipant sa réaction, “Je sais que ce n’est pas normal.” Bref froncement de sourcils. C’est toujours assez frustrant à admettre. Billie me l’a expliqué. Un dérangé, des tendances psychopathes, un futur serial killer… Des mots pour permettre à la masse de mieux nous rejeter. Les petites cases dans lesquelles nous enfermer.

Je relève les yeux vers mon ami, silhouette finement découpée dans le contre-jour de la fenêtre. C’est la cible que je vise, oui, même si je n’ai encore rien mis à l’oeuvre. Pas seul, en tout cas.

“Tu te sens plus faible que moi ?” C’est ce qu’il sous-entend, non ? Parce que je l’ai choisi, lui. Même si je ne le tuerai pas aujourd’hui. “Tu n’es pas une fille, à ce que je sache.” Ou elle cache bien son jeu. Je hausse les épaules. "Ça ne m’importe pas, à vrai dire.” Un humain reste un sac de chair et sang, noeud de tripes de boyaux. Peu importe ce qu’il y a entre ses jambes, ils sont tous vulnérables face au canon d'un fusil. Je me lève à mon tour, le mouvement un peu raidi par la douleur qui me traverse les lombaires, et fais quelques pas pour regarder par la fenêtre, faire le même constat que le sien. Les rôdeurs se dispersent.

“Tu pourrais y prendre du plaisir, toi aussi.” J’en suis plutôt certain. Car on ressent les choses de la même façon, non ? “Tu as déjà tué ? En ayant vraiment l'ascendant, je veux dire.” Il n’y a pas grand monde qui n’ait jamais pris une vie après six ans d’épidémie. Je le vois mal en faire partie. Je m’écarte à nouveau, commence à ouvrir les placards de la cuisine, distraitement, à la recherche de quelque chose à manger.

Plein de trucs dans un état de décomposition bien avancé. Mais au milieu de tout ça, un paquet de bonbons durs, à peu près increvables. Je l’ouvre dans la foulée et en envoie un au garçon, avant de m’en caler un sous la langue. Goût sucré et acidulé, réconfort parfait. “Je ne sais pas pour toi, mais je ne compte pas camper ici.”

dés: