Le duo formé par Sebastian et Roman semblait effectivement être à l’origine des conflits qui empoisonnaient la fratrie, même si Elena en ignorait la raison. Elle afficha cependant son scepticisme face à l’intention de son interlocutrice de forcer les choses entre eux. Elle n’était pas à l’aise avec l’idée d’aller contre la volonté de l’ancien chef d’entreprise. « Je ne sais pas… Je ne connais pas Roman… » Pas plus que le troisième frère à dire vrai. « Tu penses qu’il saurait mettre de côté égo et rancœur dans une situation où il n’aurait d’autre alternative que de coopérer avec son frère ? » Puisque l’orgueil semblait être au cœur des querelles. La grecque n’ignorait pas la fierté de son compagnon, et devinait qu’il s’agissait là d’un trait de caractère commun aux Brody. La machination imaginée par Alex méritait néanmoins réflexion si elle permettait de régénérer le lien étroit unissant les deux hommes.

La suite lui fit relever un regard brillant de surprise. Si elle n’était, au départ, pas certaine d’avoir bien compris les propos de son amie, la requête qu’elle formula ensuite sembla sceller sa théorie surprenante. « Oh. » Ses lèvres formaient un rond sans le vouloir, stupéfaite d’une telle révélation insoupçonnée. Elle secoua cependant rapidement la tête pour s’extirper de sa léthargie. « Bien sûr, je n’aborderai pas le sujet, tu as ma parole. Je… » Elle devait donner l’air de se réveiller après un coma de six ans. Elle sourit avant de s’expliquer pour dissiper tout malentendu. « Je suis désolée, j’ai l’air idiote mais je croyais que Roman et toi vous… Je ne savais pas que… Enfin, bref. Si tout se passe bien, et si ça convient à tout le monde, alors tant mieux. » ça alors. Elena détailla sa vis-à-vis curieusement. Voilà qui expliquait bien des choses ; sa loyauté envers Connor, le fait qu’elle ait eu accès à sa correspondance et réponde à sa place. La brune ne pouvait cacher son étonnement malgré tout. Elle n’aurait pas cru que le sportif parvienne à passer à autre chose après Joséphine si rapidement. En même temps, c’était probablement une bonne chose et elle devait se réjouir pour son ami. Pour ses amis, en l’occurrence.

« Connor est quelqu’un de bien. La survie, les épreuves, les deuils… Tout ça, ça l’a profondément marqué et sans doute est-il devenu plus dur, mais il mérite qu’on se batte pour lui. » affirma la grecque avec une conviction inébranlable. Elle le connaissait dans ses moindres retranchements, elle avait exploré chaque facette de sa personnalité, des plus sombres aux plus nobles. « Je suis persuadée que tu sauras l’aider à remonter à la surface. » Maintenant qu’elle était face à elle, c’était éclatant d’évidence. Alex était celle qui s’était montrée d’une fidélité et d’une abnégation sans failles à l’égard du sportif. Personne n’était mieux disposé qu’elle à l’aider. Ce constat serrait légèrement le cœur de la brune, qui ne pouvait étouffer la naissance d’un sentiment acide, d’un mélange toxique de jalousie et d’amertume quand elle voyait son amie réussir là où elle avait échoué à l’époque. L’affection qu’elle portait toutefois au couple était trop sincère, trop absolue, et largement plus puissante que cette mélancolie mal placée.

Elle rendit son sourire à la régisseuse avant de jeter son attention sur leurs compagnons, plus loin, manifestement captivés par les récits, sans doute trépidants d’un Leon au meilleur de sa forme.

« Honnêtement ? En temps normal, j’aurais tendance à dire que oui ; Sebastian est du genre à avoir des yeux partout mais là… » Elle rit doucement. « Il faut croire que Leon nous éclipse totalement ! Je ne sais pas si on doit s'en inquiéter ou s'en offusquer...» plaisanta la jeune femme en adressant une oeillade brillante de complicité à Alex.

Elena n’affichait pas le même enthousiasme qu’Alex à l’idée de s’immiscer dans les histoires fraternelles des Brody. D’une manière générale, elle tâchait de toujours faire preuve de discrétion et n’interférait jamais dans les différends qui ne la concernait pas. Elle s’était tenue à l’écart, à l’époque, des conflits entre Quinn et Connor, estimant avec pudeur qu’elle n’avait ni la légitimité ni le droit de s’impliquer dans leurs affaires familiales. Elle hocha néanmoins la tête, une moue songeuse épinglée aux lèvres. La régisseuse n’avait toutefois pas tort : elle ne connaissait peut-être pas Roman, mais elle n’ignorait pas la fierté robuste dont était pétri son compagnon… Une intervention extérieure était peut-être le seul chemin viable vers une réconciliation. Les difficultés s’accumulaient et les menaces étaient plus que jamais omniprésentes ; ils n’auraient peut-être pas dix ans pour se retrouver…

« Sebastian ne s’étend pas sur le sujet mais je sais qu’il était heureux de retrouver ses frères. Il est fier et un peu obstiné sur les bords, mais il aimerait que les choses soient différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui, j’en suis certaine. » Le chef d’entreprise ne dévoilait pas ses blessures, mais la grecque commençait à lire à travers les lignes. « On pourrait peut-être les laisser quelque part pendant quelques heures pour les forcer à se parler… En prenant toutes les précautions indispensables à leur sécurité en amont, bien sûr. » Il n’était pas question de les mettre en danger. L’idée était posée. « Ils vont nous détester. » sourit-elle pour donner le change, peu à l’aise néanmoins avec ce plan.

« Son chat pouilleux ? Quelle comparaison grotesque ! » Elle arqua un sourcil étonné et réprobateur. « Roman ne sait pas de quoi il parle. Je vais commencer par comprendre ce que Sebastian lui reproche. » Il fallait être idiot ou aveugle pour ignorer toute cette beauté chez Alex. Ce n’était pas uniquement physique, c’était au-delà de ces considérations triviales. La jeune femme transpirait la bienveillance, la dévotion et l’amour. C’était quelque chose qui avait immédiatement interpellé Elena. Quelque chose qui avait probablement séduit Connor aussi… Elle prêta attention au reste de ses explications. « Hm, je vois. Parfois, il y a des amitiés autrement aussi puissantes qu’une relation amoureuse. » fit-elle avec une pensée non dépourvue de sens pour Valérian et le sportif qui occupaient une place de choix dans son cœur.

Elena se pinça les lèvres, sondant longuement la jeune mère en face d’elle, pensant comprendre de quoi elle parlait, en affirmant avoir vu les aspects les moins reluisants du blond. L’alcool avait sur lui une influence toxique, qui l’avait parfois conduit à des gestes regrettables. Difficile de ne pas songer au pauvre Ludwig qui avait fait les frais d’une jalousie déplacée et excessive en plus d’une violence inqualifiable… « Et c’est une bonne chose. » Qu’elle connaisse tout de lui, de ses qualités innombrables, à ses défauts. « Si tu l’aimes malgré tout, il réussira à remonter la pente. » certifia la trentenaire d’un ton qui ne souffrait d’aucune hésitation. « Il est orgueilleux, oui, mais tu as la bonne méthode : il faut le prendre de front, le forcer à se livrer pour qu’il se soulage des souffrances qu’il garde pour lui. Il ne s’y résoudra pas sans y être poussé. » C’était précisément ce qui avait fait défaut à leur couple deux ans auparavant : leur fierté respective, leur incapacité à se parler franchement et mettre des mots sur les sentiments qu’ils refoulaient, secrètement. Heureusement, Alex n’était pas comme Elena : elle faisait preuve d’une persévérance frôlant le harcèlement et c’était sans doute le meilleur moyen d’aborder l’homme. De le faire évoluer. « Tu as raison de t’inquiéter, et je te serais éternellement reconnaissante pour ce que tu fais pour lui. Le travail sera long, parfois décourageant, mais quand ses démons seront derrière lui, il n’y aura qu’une nouvelle page blanche à écrire. » Elle posa sa main sur la sienne pour la presser légèrement, lui insuffler la force d’y croire, le courage de s’accrocher. Connor en valait la peine.

Le ton sembla soudain plus léger alors que leurs compagnons de route passaient du bon temps ensemble, un verre à la main, loin des préoccupations des deux femmes. « Alex Lockwood ! » la sermonna faussement Elena en faisant mine d’être sévère quand une risette trahissait néanmoins son amusement. « Sebastian serait bien capable de retourner la Cage si je disparaissais… » souffla-t-elle. « Il semble que la surprotection soit un trait commun aux Brody. » Elena esquissa un sourire, complice, se penchant légèrement en avant. « Mais quelque part, ne serait-ce pas leur rendre service que de mettre à l’épreuve leur capacité d’observation ? Une leçon n’est jamais de trop. » Elle n’avait pas l’intention de faire durer la plaisanterie bien sûr, seulement de donner suffisamment de sueurs froides au duo pour leur rappeler qu’ils étaient en terrain hostile, malgré les apparences.

Elena ne pouvait s’empêcher de sourire, à la fois amusée par l’enthousiaste presque machiavélique de son interlocutrice et gagnée par la cause qu’elle défendait. Si elles parvenaient à réconcilier les frères, quel que soit le subterfuge utilisé, elles auraient gagné plus que n’importe quel présent ne saurait leur offrir. Restait à mettre en place leur plan sans éveiller les soupçons des deux hommes. Si elle ne connaissait pas Roman, elle savait déjà que Sebastian était du genre à flairer la duperie à des kilomètres. Il ne serait pas le plus simple à tromper et les filles devraient redoubler d’ingéniosité pour museler sa méfiance naturelle. Mais Elena était certaine d’avoir trouvé la complice idéale en la personne d’Alex. Elle plissa les yeux en scrutant la jeune femme. « Moi qui te pensais parfaitement inoffensive… » Un sourire se dessina soudain sur ses lèvres. « Je suis charmée Alex Lockwood. Tu es l’une des femmes les plus surprenantes qu’il m’ait été donné de rencontrer. » Et elle était sincère. La régisseuse était pleine de ressources et de surprises. La vie chez les Expendables ne devait pas être monotone !

Son sourire s’évanouit au sujet plus sensible de Connor. Elle aurait souhaité pouvoir fomenter un plan diaboliquement bienveillant à son égard pour l’aider à s’extirper de la fange dans laquelle il s’enlisait chaque fois qu’il se sentait indigne d’exister. Elle aurait voulu avoir la solution, les mots justes pour le toucher, pour l’arracher à ses démons. Démunie et illégitime à présent, elle s’en remettait à Alex pour prendre le relais là où elle avait échoué et abandonné. Elle hocha néanmoins naturellement le menton à ses remarques « Tu pourras toujours compter sur mon soutien. » Qu’il s’agisse du sportif ou d’elle-même en fait. La jeune mère semblait donner beaucoup pour son entourage, se démener pour le confort et la sécurité de son groupe en négligeant peut-être au passage ses propres besoins. Elena le devinait facilement parce qu’elle avait longtemps vécu la même chose ; jusqu’à ce qu’un Brody particulièrement persévérant ne décide de prendre soin d’elle…

Elle échangea un regard entendu et complice avec Alex, elles avaient en effet un appât tout trouvé et qui saurait mettre d’accord les deux frères : elles. Sebastian serait capable de pactiser avec le diable lui-même pour poursuivre un objectif cher à ses yeux, et, avec toute l’humilité qui était la sienne, Elena pensait ne pas se tromper en s’estimant importante pour l’homme. Elle sourit avec malice en écoutant la jeune femme, attrapant son verre, un coup d’œil vers le bar, avant de suivre son amie jusqu’aux loges discrètes de la faction. De là-bas, elles avaient effectivement une vue imparable. « Hmm, ils ont vraiment l’air absorbés par leur discussion… » Elle porta le verre à ses lèvres, buvant une gorgée. « Je dirais dix bonnes minutes. » Ce qui pouvait suffire à kidnapper une Alex poursuivie par la malchance.

« Hum… Oui, j’ai l’impression que tu vas avoir le fin mot de l’histoire… » réalisa la grecque en plissant les yeux pour capturer au loin la scène près du bar. Les éclats de voix faisaient écho aux expressions enthousiastes des hommes, manifestement en grande conversation. Elle eut un léger soupir avant de sourire à Alex. « Tout dépend du sujet de leur discussion, je suppose. » Elle partagea une œillade brillante de complicité à la jeune femme. Non, bien sûr, Elena n’était pas du genre à se vexer pour si peu, en fait, elle était même suffisamment indépendante pour se passer de l’étroite surveillance d’un garde du corps, aussi séduisant était-il que son compagnon.

L’interruption soudaine de trois hommes la crispa un peu. Elle dévisagea chacun d’eux avec une méfiance évidente. Si son amie congédia avec politesse ces derniers, Elena devinait une étrange détermination dans leur posture ; ils étaient venus pour rester. Et très vite, le chef de bande s’imposa, un large sourire fendant son visage. « On ne veut pas abuser, juste échanger quelques mots avec vous. » Et, joignant les gestes aux paroles, il s’invita dans la loge, tirant bruyamment une chaise pour s’y installer avec une impolitesse qui exaspéra aussitôt la jeune femme.

« Mon amie a été claire, il me semble. » siffla-t-elle en dardant ses orbes d’ambre sur le trio. Son instinct s’agita ; surtout quand l’homme balança ses jambes sur la table, faisant carillonner les verres avant une nonchalance insolente. Si elle avait pu le faire fondre d’un regard, sans doute serait-il déjà mort sur place. Ses compagnons de route prirent rapidement leurs aises à la suite. « Hola, range tes griffes p’tite chatte ! » Il dévoila sa dentition dans un sourire manifestement amusé, ses yeux s’arrondissant alors qu’il s’adressait maintenant à Alex, désignant sans la regarder la grecque du pouce. « Elle a pas l’air commode, la dame. » souffla-t-il sous un air de confidence.

De son côté, Elena sentait sa patience s’effriter dangereusement. L’homme ne lui laissa cependant pas le temps de réagir, il enchaîna : « Ecoutez mesdames, j’vais pas y aller par quatre chemins ; on peut trouver une issue plaisante pour nous tous, ou on peut passer un moment moins agréable. Mais la bonne nouvelle, c’est que c’est à vous d’en décider. » annonça-t-il comme si c’était vraiment une bonne nouvelle. Il écarta même les mains, l’air de se dédouaner de la suite. « Je sais que toi… » Son index pointa Alex. « … tu fais partie des Expendables. Et c’est plutôt rare de te croiser sans escorte musclée. » Il appuya sa remarque d’un clin d’œil avant de se tourner vers Elena « Et toi… Toi, tu es proche de leur leader ET de celui des Exilés, et ça ma belle, c’est une aubaine. » Ses lèvres se retroussèrent de nouveau, alors qu’il pressait son regard pour l’inviter à faire un rapprochement simple… La grecque serra les dents, le scruta avec un mélange de mépris et de défi, sans rien dire toutefois. « Vous allez m’aider à trouver Valérian et Connor. » Il tapa dans ses mains, visiblement très excité à cette idée. « Fais pas cette tête, je te payerai un verre quand j’aurai eu ma part de la prime. » Nouveau clin d’œil.

« Fichez le camp immédiatement. » gronda la brune, une lueur assassine faisant briller ses prunelles. Un sentiment corrosif lui empoisonna les veines, une colère sourde qui brûlait ses tempes. Et comme pour l’intimider, un de ses complices se leva pour s’approcher d’Alex…