Elle a froid. Il ne m’en faut pas plus pour savoir ce que je dois faire là, dans l’immédiat. Je la laisse néanmoins me confirmer si elle est blessée ou non, mais je suis très soulagée d’entendre que c’est superficiel. J’ai quand même une toute petite trousse avec moi, comme à chacune de mes sorties. Je pourrai voir à tout ça.

- Je vais faire un feu, on va te réchauffer un peu. Que je lui souffle avec douceur, avant de m’écarter.

Il y a bien une cheminée et si les années chez Matias m’ont bien formée pour savoir m’en servir, il me faut quand même trouver quoi y bruler. Il n’y a plus grand-chose dans cette maison. Si près de The Store, c’est normal qu’on l’ait pillé depuis un moment, mais… il reste des choses quand on a l’œil. Quelques cadres de bois aux murs. Les tiroirs de la cuisine aussi. Quelques dessins d’enfants oubliés là. Pendant que Charlie boit et mange, je récupère tout ce que je trouve et me fais une petite pile près de la cheminée, avant de sortir mon briquet et d’allumer un feu. Je referme rapidement la porte vitrée du foyer pour que la fumée n’entre pas dans le salon, vu ce que je fais cramer. L’important, c’est la chaleur qui s’en dégagera.

- Viens, on va rapprocher le canapé. Je me retourne vers ma sœur pour qu’elle se rapproche du feu, qu’elle se réchauffe le plus possible, pendant que je pousse le canapé près de la cheminée.

Je me rassois à ses côtés et souffle un petit moment. Avant de commencer à sortir tout ce que j’ai dans mon sac.

- J’ai un nouveau manteau pour toi, des jeans et des pulls. Des chaussettes chaudes aussi et tout le reste pour que tu te changes. Je commence à faire une petite pile de tout ça sur l’accoudoir à côté de moi. J’ai préparé aussi des linges pour qu’elle puisse se laver aussi, ils trempent dans de l’eau savonneuse d’un plat de plastic bien fermé. J’ai un peu de shampoings, une brosse à dents et un peu de dentifrice. Une brosse à cheveux aussi. Je me suis préparée en pensant au pire, mais en espérant le mieux. J’ai mal au cœur pour Charlie qui n’est pas en grande forme. Je suis contente d’avoir tout embarqué du coup.

Mon regard ne la quitte pas tandis qu’elle s’affaire à mon confort. Tout semble se dérouler comme au ralenti. Ses gestes, les bruits qui semblent sourds et lointains même au plus proche de ma personne. C’est comme si mon cerveau peinait à traiter ce flot de nouvelles informations et décidait d’offrir au temps une autre dimension. Je ne réponds rien, économise le peu de salive que je possède encore et me contente d’acquiescer. Les flammes dansent timidement dans l’âtre. C’est la seule chose un tant soit peu chaleureuse dans ce taudis froid aux relents de moisi. Il n’y a plus de vie depuis longtemps ici, comme l’impression persistante d’être vide que je garde douloureusement. C’est sans doute ce qui me sauve. Sans doute. Je n’ai jamais été très douée pour juger ma propre pensée.

Me redressant je l’aide à bouger le canapé. Résultat? Hazel fait presque tout le travail et je m’écroule sur ce dernier alors que Noël sonne à la porte. Une pile de vêtements chauds et propres s’agglutine sous mes yeux et si je ne l’ai pas mérité, je n’ai pas la noblesse d’esprit de la refuser. J’en ai besoin. De tout. Parce que je n’ai rien. Plus rien.

J’ai envie d’arracher les habits poisseux qui collent à ma peau crasseuse mais je préfère ouvrir prudemment la boîte qui renferme les linges humides. L’odeur me fait fermer les yeux. Tout devient Saint Graal. Doucement, suffisamment prête de la cheminée pour que mon corps ne crie pas d’inconfort face au froid qui me pénètre jusque dans mes entrailles, je retire le pull en coton autrefois blanc dont il faut à présent chercher les traces de propreté. La transpiration a jauni le tissu, la poussière l’a noirci, et d’autres substances forment un patchwork peu ragoutant dont il vaut mieux taire l’origine.

Le faire passer au-dessus de ma tête est une épreuve en soi. Je suis maigre, si maigre que l’on peut compter mes côtes. Et puis les bleus. Peut-être y’en a-t-il plus que ce que j’ai laissé sous-entendre. Noirs, étendus, certains laissant présager la trace d’une main possessive sur ma peau. Les coupures sont multiples, les écorchures encore plus.
Lentement, j’attrape un linge et commence à débarbouiller mon visage. C’est froid, désagréable, mais retirer la saleté de mon corps est plus purifiant que je ne l’aurais pensé. Je m’applique, n’épargne aucun centimètre, tournant volontairement le dos à mon amie. Je ne veux pas lui partager le pire, mais je n’ai pas de meilleur à lui offrir. Plus je frotte le haut de mon corps et plus le linge se noircit. Ce transfert est presque synonyme de salut et timidement, je tends le linge à Hazel. “Tu m’aides pour le dos?” Un bref regard, aussitôt abaissé au sol.

Même pour ça, j’ai besoin d’elle.

J’essaie de détourner le regard quand elle commence à faire sa toilette, mais je peux pas m’empêcher de les remarquer ces énormes ecchymoses, ces écorchures, ces coupures… Sa maigreur aussi. La dernière fois que je l’ai vu dans cet état, c’est quand mon frère et moi l’avons trouvé dans les bois. Je reviens à mon sac pour lui offrir l’intimité à laquelle elle a droit. J’ai bien sûr mille et un scénarios ne tête en pensant à comment elle a survécu, à comment elle s’est blessée. Je sors une autre gourde d’eau et le shampoing en me disant qu’on pourra aller à l’évier de la cuisine quand elle sera habillée avec les vêtements propres que je lui ai apportés, mais elle me tire de mes pensées en me demandant un coup de main.

Je n’ai aucune hésitation bien entendu et j’approche doucement, prenant le linge délicatement de ses mains pour commencer à lui nettoyer le dos. J’y mets le moins de pression possible pour ne pas lui faire mal.

- Tu me dis si j’appuie trop fort d’accord ? Que je lui souffle, pleine d’inquiétude. C’est bien le dernier truc que je voudrais, lui causer plus de douleur. On va désinfecter tes plaies aussi après.

Puis lui laver les cheveux et la réchauffer près du feu. J’ai tant de questions qui brûlent mes lèvres. Je ne sais pas par quoi commencer ni si je peux même lui demander quoi que ce soit.

- Tu n’es pas obligée de me dire, mais… je devine que ça n’a pas été facile. Tu… Apple n’est pas là ? Tu as vu Erin ? Si tu as besoin d’un endroit sécuritaire je peux t’aider à trouver. Que ce soit à The Store ou avec un des groupes. Je… les mots meurent dans ma gorge. Je ne veux pas la brusquer. Si je le pouvais je la ramènerais à la maison tout simplement. Je prendrais soin d’elle et on oublierait tout ce qui s’est passé pour aller de l’avant. Excuse-moi, je veux pas te mettre la pression. Juste, je me suis tellement inquiétée pour toi Charlie. Tu sais comment je suis.

Étouffante, oui. Je sais. J’essaie de faire attention du coup.

J’acquiesce à sa requête et me contente pourtant, dos tourné, de grimacer et d’encaisser la douleur que provoque certains passages sans omettre la moindre objection. Ce n’est pas tant que je suis dure au mal que la satisfaction de retirer la crasse, physique et psychique. Nettoyer, désinfecter. Si je pouvais ouvrir mes entrailles et y verser des litres d’eau de javel, je le ferais. Pour tuer. Tout. Absolument tout ce qui est moi.
Les questions affluent trop vite pour que je puisse les traiter d’un coup et il me faut me répéter une dizaine de fois ces dernières pour les assimiler sans certitude que je n’en oublie pas sur le chemin. Penser devient même compliqué. Oui, j’en suis à ce point de lassitude. L’être humain est adaptable mais jusqu’à quel point. Quels efforts surhumains fournis tout au long de ma vie pour adopter leur moule et me fondre dans cette masse tant désirée et pour quel résultat?

J’évite ne serait-ce que de prononcer le nom de mon amie. D’une part parce que c’est en partie sa faute si Hazel a été blessée mais surtout parce que ça fait trop mal. Je ne pensais pas un jour ressentir quelque chose de si profond et intense et en souffrir à ce point. Du manque, des regrets…
Quant à Erin… “Je ne sais pas ce qu’ils ont répété sur moi” que je souffle en insistant sur le pronom. Eux non plus je me refuse à prononcer leur ignoble nom. C’est de leur faute à eux aussi, peu importe ce que leur pseudo chevalerie ou bien pensance leur murmure la nuit. “Pas the Store!!!!” que je m’exclame soudain, sursautant sous la proposition et me tournant vivement vers la métisse. Trop d’ailleurs, une toux me fait revenir à la réalité et je ferme les yeux pour masquer la peur que l’endroit provoque. “Je… je… préfère être seule pour le moment” et mes yeux se baissent à nouveau sur ce sol miteux et élimé.

Je hausse les épaules dans ce geste réflexe qui semble ne plus m’appartenir maintenant. Lui offrant à nouveau mon dos, je redeviens docile. “Ça m’a manqué” que j’avoue timidement. Ses attentions, son inquiétude, sa propension à vouloir mon bien être au détriment du sien. “Tu ne leur dira pas que je suis là hein? Tu promets?” Mes yeux remontent un instant dans les siens, suppliants, déjà embués par les larmes qui menacent de couler. Ceux de la maison, ceux de Sanctuary Point.

Je me pince les lèvres, me sentant coupable l’espace d’une petite seconde. Il faut que je lui dise la vérité.

- C’est moi qui leur ai dit, justement pour que ce soit pas empreint de colère ou exagéré. Que je lui avoue, la peur au ventre. C’est ma faute si Apple a paniqué comme ça, si elle en est venue à faire ça… Puis toi, tu voulais juste défendre ton amie… Si seulement on avait parlé, qu’on s’était calmé…

Ça me fait mal de m’en rappeler, de revoir des flashs de cette journée dans ce sous-sol. Ma blessure me fait mal, même si c’est juste dans ma tête.

Je suis surprise d’ailleurs pas l’empressement avec lequel elle me dit qu’elle ne veut pas aller à The Store. Je ne cherche pas de midi à quatorze heures. Elle doit avoir ses raisons et je vais respecter ça. Elle doit avoir peur de croiser les autres si ça se trouve et je peux comprendre ça.

- Ok ma puce. T’en fais pas, je suis pas ici pour te forcer à quoi que ce soit. Que je lui souffle pour la rassurer, alors qu’elle se retourne pour que je continue de laver son dos abimé.

Dieu que ça me fait mal de la voir comme ça. Je peux pas la laisser comme ça. Le feu commence doucement à réchauffer la pièce au moins. Elle trouvera peut-être un peu d’appétit ? Elle pourra se changer après.

- Tu m’as manqué. Que je lui réponds simplement en retour.

Elle me demande de ne rien dire, mais je ne peux pas lui faire cette promesse. Pour autant, je ne vais pas faire complètement l’inverse de ce qu’elle me demande non plus. Et ces yeux suppliants, emplis de larmes. Forcément, les miens se remplissent tout autant et je la prends dans mes bras à nouveau, l’enveloppant de tout mon amour.

- Je vais le dire à Julian. Je peux pas lui cacher. Je dirais pas où tu es et il devra respecter mon choix. Je t’aime Charlie et je t’abandonnerai pas. Je vais t’aider du mieux que je peux. Juré.

L’aveu me retourne un peu plus l’estomac. De toutes les personnes susceptibles de cracher leur venin une fois le dos tourné, je n’aurais pas misé sur elle. Lui offrant mon dos, je baisse légèrement la tête, pensive. Je sais qu’Hazel a cru bien faire, qu’il vaut mieux que le récit de cette journée ait été résumé par sa bouche et non celle d’un de ces serpents. Ça ne rend pas le constat moins amer pour autant. “C’est pas ta faute si Apple est comme elle est” que je lâche dans un souffle en expirant bruyamment, laissant quelques quintes de toux alourdir mes muscles. Mais je ne peux m’empêcher de penser à ce qui aurait pu arriver s’ils n’étaient pas arrivés. Et je ne veux pas salir davantage sa mémoire avec les suppositions tordues que leur esprit a du fomenter pour enorgueillir leur propre vision d’eux-mêmes. “Elle ne l’aurait pas tué tu sais. Le garçon. Quand je suis arrivée, je l’avais persuadé de le laisser vivre. Je suis arrivée trop tard pour l’autre fille mais… elle ne l’aurait pas tué.” Pour moi. Je me suis toujours moquée du sort de la femme morte sous ses coups. Mais on ne touche pas aux enfants, pas aussi petits. C’est une règle. Qu’elle soit sainte ou non n’y change rien.

L’étreinte m’apaise et le dos humide contre son corps, je fronce les sourcils face à la légère proéminence que je perçois. Je ne lui dirai pas qu’elle a grossi. C’est, paraît-il, quelque chose de vexant, surtout pour la gente féminine. Le squelette que je suis devenue doit davantage ressembler aux standards anorexiques que l’on voyait partout dans les magazines.
Chaque caresse avec le tissu est une bénédiction pour la crasse qu’il retire autant qu’un supplice pour les picotements qu’il ravive. Mais je serre les dents, me fais docile.

Sa sollicitude m’arrache une larme. De fatigue, de soulagement mais je l’efface de la paume de ma main. Elle aussi. Plus cruellement et viscéralement qu’elle ne peut l’imaginer. Plus que les mots ne pourraient le traduire. Et si ça sonne faux pour les autres, Hazel connaît la vérité, c’est tout ce qui m’importe.

Quant à Julian… je serre les mâchoires pour accuser le coup, mon regard s’assombrissant de ce soupçon de folie qu’elle ne peut voir. Je ne comprends pas cette décision. Quitte à lui cacher ma localisation, pourquoi s’encombrer d’une demi-vérité? Comment la scinder par ailleurs? Par quel prodige un aveu fait à moitié vaut quelque chose? Et pourquoi l’humain est toujours si compliqué?

Chassant toutes ces questions d’une balayette mentale, je lui offre les mots qu’elle attend sûrement mais que je ne pense pas. “Je comprends” Un murmure, cachant le mieux possible ma déception. Tant que le risque est écarté, je suppose que je ne suis pas en position d’exiger plus d’elle. Je ne suis pas certaine de mériter déjà tous ses mots et encore moins toutes ses intentions.

Le dos terminé, je reprends le morceau de tissu pour me débarbouiller le reste du corps, attendant que la jeune femme soigne toutes les coupures sur mon épiderme. Ce n’est qu’en le rinçant une énième fois et que ma main frôle celle de ma soeur que je fronce à nouveau les sourcils, mes prunelles accrochant le bijou qui trône à son annulaire. Gauche. Pour avoir survécu trois ans dans une église, je ne connais que trop bien cette symbolique. Relevant mes yeux dans les siens, je l’interroge du regard. “Tu l’as épousé?” Sans prêtre, sans représentant de la loi, ça n’a aucune valeur autre que celle qu’on peut lui donner, mais ça ne change rien.

Qu’elle aime un type aussi insipide m’interpellera toujours mais je vois bien son sourire un peu stupide et son regard de biche quand elle est avec lui. Aussi peu intéressant est-il, c’est le seul à pouvoir lui soutirer ça.

Je me mords l’intérieur de la joue. Je sais bien que ce n’est pas de ma faute si Apple était plus susceptible qu’un autre à l’anxiété, à la peur de manquer de vivre. Je m’en veux parce que j’aurais dû le percevoir. J’aurais dû m’assurer que tout le monde savait qu’on allait manquer de rien, qu’on mangerait presque à notre faim. Qu’on avait d’autres solutions et qu’on aurait mangé chaque poulet et mouton avant de même penser à manger des racines ou des champignons. J’ai foiré et tellement bien, que j’ai poussé Apple à commettre l’irréparable, que j’ai poussé Charlie à devoir s’enfuir avant que les autres ne s’en prennent aussi à elle.

Ça me hante terriblement et ce depuis que je les ai trouvés dans cette cave.

- Je te crois. Entièrement. Un enfant, on ne pouvait pas s’en prendre à un être aussi innocent. Même Apple dans sa peur, dans sa folie passagère, l’aurait épargné. Grâce à Charlie en plus qui l’a ramené sur terre, qui l’a rassuré. Trop tard pour la jeune femme… mais tout n’était pas perdu. Il va bien. Que je souffle à ma sœur. Maman et nous tous on prend bien soin de lui. Merci d’avoir raisonné Apple. De l’avoir rassuré pour qu’elle retire le voile de panique de sur sa conscience…

Je continue donc de laver son dos et une fois terminer, je rince le linge pour le lui remettre tout propre, afin qu’elle continue sa toilette. Je suis soulagée d’entendre qu’elle comprend d’ailleurs, qu’elle ne m’en veut pas trop, je l’espère, pour Julian. Je ne lâcherai pas le morceau, il saura simplement que je l’ai vu, que je ne compte pas me priver, mais rien de plus !

Pendant que je désinfecte les plaies au dos de Charlie, elle remarque la bague, je suppose, puisqu’elle me demande si j’ai épousé Julian. Ça me tord le cœur. J’aurais tellement aimé le lui annoncer en premier. Comme pour la grossesse. J’aurais aimé qu’elle soit présente pour mon mariage, qu’elle soit ma demoiselle d’honneur, la marraine de mon bébé aussi, qu’elle puisse le bercer, se laisser aimer par ma fille ou mon fils à venir…

C’est simplement injuste. Douloureusement injuste.

- Pas encore, on est fiancé. Rien de religieux ou d’administratif. J’ai un rire sans joie. J’essaie de faire un peu d’humour pour me détendre… sans résultat. Je… Je veux pas lui faire mal. Je veux pas la faire souffrir, mais ça me brule les lèvres, j’ai tellement envie de partager ça avec elle, avec Charlie, ma sœur. Je suis enceinte. Que je souffle d’une petite voix.