La veille, elles y étaient retournées. Il avait fallu être maligne et mentir un peu, pour pouvoir se détacher brièvement du groupe afin de se rendre où elles voulaient réellement. Qu’importe, ça avait valu le coup. Toute la soirée après leur retour, elles avaient confié Effy à Hope pour discuter sans s’arrêter. La moitié de la nuit même, elles avaient fait des plans, des projets, des hypothèses. Et finalement, ce matin, elles étaient arrêtées sur une décision… ou en tout cas, un souhait intense. Mais elles ne pouvaient pas aller plus loin sans en parler à ceux qui étaient leur plus proche famille reconstituée. Selene ne voulait pas faire ça en cachette.

- On peut vous voir tous les trois ?

La musicienne avait chopé Duncan, Isaac et Andrea devant le bâtiment du conseil. Ils avaient sûrement d’autres rendez-vous à honorer, comme tous ici, mais l’air déterminé des deux jeunes femmes dû les convaincre de céder. Voilà donc qu’ils purent s’isoler dans la grande pièce où, il y avait déjà bien longtemps, la pianiste aussi venait débattre de l’avenir de la communauté. Et une fois face à ses trois aînés, les trois mentors de sa vie d’après, elle se rendait compte que faire des plans à huis clos était une chose… mais l’annoncer en était une autre.

- On… on a quelque chose qu’on voudrait vous… dont on voudrait parler avec vous, entama-t-elle nerveusement.

Elle eut un soupir. Trop de choses allaient bon train dernièrement, et Andrea n'était pas au bout de ses peines. Sa priorité restait Kitsap évidemment, qu'ils devaient pacifier intégralement le plus tôt possible. C'était pour ça d'ailleurs qu'elle prenait la peine d'en discuter avec Duncan et Isaac. Elle leur était tombée dessus par hasard, avait besoin de vider son sac. Et le doyen avait au moins le bon sens d'avoir les mots pour l'apaiser.

Mais ils furent interrompus dans leur conversation quand Selene et Juliet arrivèrent vers eux. Elle fronça les sourcils, le ton sérieux des deux femmes donnaient à croire que c'était important. Alors ils rentrèrent, et l'amorce timide de la pianiste lui arracha un soupir : Qu'est-ce qu'il y a ? Andrea n'aimait pas tourner autour du pot, elle le savait pourtant ? Qu'est-ce qui méritait tant que ça qu'elle prenne des pincettes et des gants ?

La nervosité qui la gagne est sans précédent. Pourtant, Juliet a rêvé de ce moment, et ce, depuis longtemps. Ce n’est pas une surprise que, malgré ses efforts répétés et ceux de son entourage, la cavalière ne s’est jamais réellement faite à Nisqually. Trop de monde, trop d’ébullition, et depuis plus d’un an maintenant… une cible trop facile.

L’idée a été plusieurs fois soulevée, avec différentes personnes, à différents moments. Mais c’est seulement maintenant qu’elle se concrétise. Qu’elle devient réelle, tangible, possible. Encore faut-il qu’on leur accorde le droit de la réaliser. Et justement, vient l’heure de se jeter à l’eau. Suivant Selene, Andrea, Duncan et Isaac, elle laisse la pianiste amorcer la conversation. La question, directe, de la régisseuse, lui tord l’estomac, mais Juliet devine sans difficulté qu’il ne sert à rien de tergiverser.

Se râclant la gorge, elle avance d’un pas. On aimerait quitter Nisqually, annonce-t-elle de but en blanc, sans s’embarrasser de belles formules. On est reconnaissantes pour tout, vraiment. Mais rester ici… c’est devenu trop compliqué, pour moi en tout cas. Un peu honteuse de cette aveu de faiblesse, elle évite de regarder chacun de ses interlocuteurs dans les yeux, se concentrant sur leur nez. Quand elle croise le regard d’Isaac, pourtant, Juliet sent ses jambes et sa détermination vaciller. Que va penser son père de cette décision ?

- Ce serait pas pour tout de suite, précisa immédiatement Selene, pour désamorcer une potentielle réaction épidermique, c’est juste…

Elle se mordit brièvement la lèvre inférieure. Juliet l’avait dit : chacune à leur manière, Nisqually était devenu difficile à vivre. Elles aimaient leur famille ici, ce n’était pas une fuite affective. Elle donnerait sa vie pour eux, dix fois. C’était un besoin de se reconstruire, de trouver leur voie. Ses doigts trouvèrent alors ceux de sa complice : elles avaient sauté ensemble désormais, elle ne l’abandonnerait pas pendant la chute.

- On se connait depuis toute une vie maintenant, reprit-elle d’une voix posée, vous savez tout ce que j’ai donné pour la prison, pour le ranch, pour Nisqually… j’ai toujours été fière de voir comme vous avez pris le relais, de voir où notre petit groupe de la prison est arrivé, l’esquisse d’un sourire fleurit sur ses lèvres, son regard soutenait tour à tour ceux de ses amis, on ne veut pas couper les ponts et disparaître dans la nature…  on se verra toujours et je t’aiderai, comme j’ai promis, rappela-t-elle spécifiquement à Andrea, on voudrait juste… on sent qu’on aurait besoin de notre nid à nous.

Si le cavalier avait cédé sa place au conseil, il restait toujours de bon conseil quand Andrea et Duncan avaient besoin de lui. Ainsi, il s'était déplacé pour discuter avec eux des derniers projets en cours. Mais la venue de Juliet et Selene avaient interrompu leurs échanges. Immédiatement, le vieux Greene avait saisi l'importance de leur demande. Il n'y avait eu qu'à scruter le visage des deux jeunes femmes pour le comprendre. Et avant même qu'elles donnent leurs explications, il avait compris avant tout le monde. Néanmoins, il prit le temps de leur souffler quelques mots pour les inviter à s'asseoir. Si c'était si sérieux que cela, autant bien faire les choses non ?

Lorsque Juliet prit la parole la première, Isaac écouta d'une oreille attentive. Il n'intervint pas tout de suite, laissant également à Selene le temps de s'exprimer à son tour. Sur son visage, il ne put contenir une légère tristesse. Pourtant, s'il y avait bien quelqu'un qui devait comprendre, c'était lui. Il avait sûrement été le premier à sentir que ce moment viendrait tôt ou tard, il avait déjà entendu Juliet parler de cette possibilité. Peut-être l'avait-il nié durant tout ce temps, parce qu'il le redoutait ? Mais pouvait-il les retenir éternellement ici ?

C'était évidemment un coup dur, une mauvaise nouvelle. Mais l'homme se garda bien de le dire. Comme à son habitude, il se contenta d'abord d'un sourire bienveillant. Il les connaissait suffisamment pour savoir que leur décision était prise et qu'il serait impossible de leur faire changer d'avis. « J'imagine que vous avez déjà pesé le pour et le contre de cette décision. » Il savait à quel point cela devait être difficile pour elles, mais le fait qu'elles viennent les voir pour les prévenir était tout de même une démarche très courageuse. Il jeta un oeil vers Andrea et Duncan, craignant qu'ils soient moins compréhensifs que lui ; puis il reprit d'un voix posée « Vous... Vous n'avez pas à vous justifier, pas auprès de moi en tout cas. C'est votre décision à toutes les deux et je ne la remettrais pas en question. Mais... Vous avez une idée d'où vous comptez aller ? »

Les explications des deux filles tombèrent, et Andrea se permit un froncement de sourcils en les scrutant l'une et l'autre. Selene se permit de mieux s'exprimer à ce sujet et elles échangèrent un regard un instant avant qu'Isaac prenne la parole à son tour. L'homme se montra comme d'ordinaire, calme et sage sur sa réaction, posant déjà les questions pour la suite. Pour sa part, Andrea ne comptait pas différer. Au-delà du fait qu'évidemment, leurs départs la décevaient et lui flanquaient une claque, elle ne comprenait pas pourquoi en faire un noeud, déjà une épreuve difficile.

Vous n'avez pas besoin d'une autorisation de notre part pour partir, et de toute façon, si la décision était déjà réfléchie, Andrea comprenait aussi qu'elles se passaient bien de la permission pour le faire. Pour peu qu'elles leur donnent déjà une adresse où elles comptaient s'installer, il y aurait fort à parier que leurs valises étaient déjà faites : Vous le savez depuis longtemps : Messiah et Nisqually n'ont jamais été une prison pour qui que ce soit, rappela-t-elle, parce qu'il y avait vraisemblablement besoin de le rappeler. Et encore moins pour vous. Elles n'étaient otages ici, surtout pas de leur loyauté envers eux.