Selene secoua la tête. Elle entendait les mots, elle voyait leurs expressions, elle avait presque l’impression d’entendre leurs pensées. Ils étaient tristes et c’était probablement normal : elle l’était aussi, et elle l’aurait été si les positions étaient inversées. Mais en même temps, elle n’arrivait pas à s’enlever cette sensation d’être mal comprise, surtout par Andrea.

- On ne s’est jamais senties « emprisonnées », ce n’est pas la question…, la pianiste suspendit ses paroles, cherchant les mots qui s’évertuaient à lui échapper, c’est juste que… on n’arrive plus à se sentir totalement… « sereines » ici… à cause du nombre de personnes et… on n’arrive pas à passer outre le fait qu’à cause de quelqu’un, sans doute chez nous, on a vécu des horreurs l’année dernière…

La seule certitude que la musicienne avait, c’était que le coupable de la fuite d’information n’était pas dans sa famille. C’était im-po-ssible. Ni Lisandro, ni Ruben, ni Joachim, ni aucune des personnes autour de cette table. Pour le reste, le doute était suffisamment permis pour lui donner ce sentiment d’être traquée en permanence.

- J’ai l’impression d’être un animal tout le temps sur le qui-vive. Et je peux pas vous demander de… de renvoyer les gens, ou de cesser les compromis que vous faites… vous êtes obligés de les prendre, pour le bien commun, et je respecte ça, honnêtement, Selene n’avait jamais menti : elle croyait yeux fermés dans les choix qu’approuvait Andrea, je le redis : on ne veut pas vous quitter, on veut juste un environnement moins oppressant pour nous… si vous le permettez, on reviendra régulièrement pour vous aider là où vous avez besoin de bras : les expéditions, les champs, les constructions. On se verra quasiment autant que maintenant, ce n’était même pas exagéré, tant leurs obligations respectives rendaient parfois les rencontre difficile, on fera toujours partie de vos vies, et réciproquement. Je serai là pour toi jusqu’au bout cette fois, précisa-t-elle à sa sœur, avec un léger geste en direction de son ventre, d’ailleurs, on ne voulait pas sortir d’ici et faire notre sac. On voudrait justement prendre le temps de faire les choses bien, préparer notre départ, aménager notre nouvel endroit… vous pourriez venir le voir avant, y’a pas de secret, Selene haussa les épaules et tenta un sourire, ça pourrait devenir un « truc de famille », comme… comme si vos filles partaient à la fac, compara-t-elle maladroitement, on est pas obligés d’en faire une rupture…

Heureusement, Selene est là pour exprimer, avec un peu plus de mots, l’idée générale. Au fur et à mesure que la pianiste explique leur désir de s’en aller, Juliet hoche la tête pour acquiescer. Bien sûr, elle est d’accord avec tout ce qu’elle dit. Depuis longtemps, leur ressenti est identique. La blonde le sait, d’autres parmi eux rêvent de s’émanciper de Nisqually. Le camp n’est pas une prison, loin de là, et chacun est libre de partir. Seulement, il faut réussir à faire ce choix. Réussir à choisir l’insécurité, la précarité de l’extérieur. Même alors qu’elles présentent leur projet à Andrea, Duncan et Isaac, Juliet doute. Parviendra-t-elle à se passer du confort de Nisqually ?  

Quand Isaac prend la parole, Juliet lui adresse un pauvre sourire. S’il est déçu, elle lui est infiniment reconnaissante de ne pas le montrer. Ça fait longtemps qu’on y pense, oui, souffle-t-elle à l’intention de son père. Elle n’énonce pas ouvertement ses raisons, mais il est évident que l’attaque subie un an auparavant n’aide en rien. Le sentiment d’insécurité qui la poursuit depuis, qui l’empêche de dormir, même à l’abri de son mobil-home, est constant, prégnant. Juliet sait que s’isoler, vivre seules loin de Nisqually est à double tranchant. Mais elle préfère se cacher, se terrer, plutôt qu’être une cible immobile.

La cavalière adresse un sourire de remerciement à Duncan, là aussi reconnaissante de sa compréhension. Celle d’Andrea lui paraît plus mitigée, mais pour autant, la trentenaire ne s’oppose pas à leur décision. Elle comprend que la déception doit être amère pour elle, après toutes ces années à travailler main dans la main avec Selene. D’ailleurs, la cavalière entremêle ses doigts à ceux de la pianiste, dans un geste de soutien, alors que celle-ci explique plus précisément leurs raisons. Juliet n’a rien à ajouter, et reste silencieuse alors qu’elle écoute jusqu’au bout. Ou plutôt… elle n’oublie pas qu’Isaac leur a demandé où elles comptaient s’installer.  C’est à Sumner, le long de la rivière Puyallup. Il faut compter deux heures à cheval, environ, et trente minutes en voiture. Ce n’est pas si loin…

Isaac écoutait les paroles de Juliet et Selene avec attention. Peut-être s'en voulait-il un peu de ne pas avoir pris la mesure de tout cela ? Pourtant, il n'était pas étonné de cette décision. Depuis qu'elles étaient revenues de New Eden, l'ancien éleveur avait eu le sentiment que quelque chose avait changé... Le fait qu'elles ne se sentent plus en sécurité, au sein même du camp, était compréhensible ; tout comme ce besoin de prendre un peu de distance.

Laissant Selene terminer, il accorda à nouveau un sourire bienveillant à sa fille. Elle semblait mal à l'aise, hésitante. Il la gratifia finalement d'un signe de la tête lorsqu'elle leur donna l'endroit où elles comptaient s'installer. Puis, veillant qu'elles n'aient rien à ajouter, il reprit à son tour. « C'est votre décision. Jamais je ne pourrais vous retenir ici, surtout si vous ne vous y sentez pas à votre place. Et comme tu l'as dit, Selene, les oisillons doivent bien quitter le nid un jour ou l'autre. » C'était la suite logique des choses, il le respectait. « Cela sera certainement étrange de ne plus vous voir tous les jours, difficile au début... Mais il faut voir le bon côté des choses, les retrouvailles ne seront que meilleures. » Cette fois, un léger tremblement se fit entendre dans sa voix. Mais il se reprit bien vite, ajoutant « Si vous avez besoin de quoi que ce soit, avant votre départ, n'hésitez pas à me demander de l'aide. Si je peux faire quelque chose... Cela sera avec plaisir, comme toujours. »

Andrea laissa Selene dérouler, se justifier et expliquer mieux la teneur de leur décision. Elle n'intervint pas, qu'il s'agisse autant des raisons qu'elle évoquait, ou celles rajoutées par Juliet, l'afro-américaine était capable de comprendre ce qui les poussait à vouloir un environnement différent. Pour autant, elle n'était pas en position d'approuver parce que comme elle le sentait : la décision était déjà prise, ne se soumettait pas au débat et quoi qu'il arrive, les filles avaient déjà pied à terre de trouvé - avec l'adresse en prime - et la volonté d'y aller.

Elle retint un soupir en les scrutant. Isaac encaissait la nouvelle, Duncan aussi, elle garda son masque de froideur sans intervenir. C'est comme vous voudrez, ajouta-t-elle simplement. Sa main se porta instinctivement sur son ventre, peut-être pour protéger son enfant à naitre des troubles qu'elle ressentait. C'était une page qui se tournait, inévitablement. Son amertume n'éclaterait pas en place public, qu'importait de toute façon, Andrea devrait juste digérer son impuissance et avancer comme elle avait toujours su le faire. Il n'y aurait simplement plus Selene pour ça, qu'elle lui affirme le contraire n'y changeait rien.

Un sourire timide, mais plein de gratitude, redessina les lèvres pâles de la musicienne après les prises de paroles de Duncan et Isaac. Elle ne savait pas à quoi s’attendre, mais ça lui faisait du bien de sentir qu’ils les soutenaient, même qu’ils étaient prêts à aider dans leur changement de vie.

- Merci, souffla-t-elle, on… on aura sans doute besoin d’un coup de main oui… rien n’est fait encore et on ne peut pas se permettre d’emménager comme ça, il y avait des dispositions à prendre, pour Hope et Elizabeth notamment, vous allez me manquer aussi… mais je le redis : on ne sera vraiment pas loin, ce ne sera pas un adieu.

Sa voix mourut à moitié dans sa gorge, étranglée, parce que la bienveillance des deux hommes ne contrebalançait pas l’attitude glaciale d’Andrea, qui lui broyait le cœur. Selene hésita longuement, entre l’ignorer ou s’emporter tout de suite. La régisseuse était sa sœur, sa plus vieille et sa plus fidèle alliée après le viking. « Faites comme vous voulez », ce n’était pas une réaction.

- Dis quelque chose, s’il te plait Andrea, la pianiste choisit finalement une approche plus posée, dardant ses yeux glacier sur son aînée.

Elle plus que tous les autres, Selene pensait – et espérait – qu’elle comprendrait. Envisager de partir sans l’approbation sincère d’Andrea, c’était faire ses valises avec une ancre lestée à la poitrine.