Bras sur l’encadrement de la vitre baissé, Selene observait le décor quasi sauvage qui se déroulait depuis qu’ils étaient arrivés dans le secteur de sa future maison. Car c’était certain et officiel désormais : elle, Juliet, Hope et Elizabeth allaient quitter Nisqually. La température était douce, le vent s’engouffrait dans l’habitacle et soulevait ses mèches brunes, librement lâchées sur ses épaules que dénudaient un basique débardeur. Bientôt, le conducteur put engager le véhicule dans une étroite route de terre entre deux clôtures. Il n’a pas le choix que de l’immobiliser à côté d’un camping-car abandonné, dans un état déplorable, que la musicienne a déjà vidé de sa substance lors qu’un précédence passage.

- Ça me rappelle des souvenirs…, souffla-t-elle en tournant doucement le regard vers son ami, quand… quand on était souvent en train de fouiller les ruines tous les deux…

L’époque de la prison, avant même qu’Andrea n’arrive. Combien de fois elle et Duncan avaient affronté l’inconnu ensemble ? Combien de foyers avaient-ils contribués à bâtir aussi ? Des dizaines et des dizaines de gens étaient passés sous leur commandement, ainsi que sous leur protection. Quand elle venait ici, Selene avait l’impression de préparer sa retraite. Ce n’était pourtant qu’à moitié vrai : elle serait toujours là pour sa famille, elle serait toujours là pour Nisqually. Mais ses priorités, elles seront ici.

- J’ai déjà pas mal nettoyé le terrain, l’intérieur est clean question rôdeurs et gros débris, détaillait-elle tout en ouvrant sa portière, faut qu’on voit comment renforcer la clôture. Tu vois ? Elle est un peu petite et abîmé… les voraces peuvent rentrer et les chevaux vont sauter par-dessus.

C’était bien pour ça qu’elle avait emmené Duncan avec elle : pour avoir son avis, et son aide, sur les travaux à effectuer. Il avait gentiment proposer son aider pour la préparation de son prochain nid, la musicienne avait saisi la perche avec plaisir. En parallèle, elle n’avait pas adressé la parole à Andrea depuis longtemps ; mais ça… ça n’était plus de son ressort maintenant.

- Je te fais visiter avant qu’on commence ? Proposa-t-elle avec amusement.

- Je comprends, oui, avait-elle répondu.

Duncan était comme elle. Un animal sauvage dressé par la violence de la survie. Le genre d’animal qu’il était difficile de garder en captivité. On pouvait les apprivoiser, les mettre dans une joli réserve et faire en sorte de les tranquilliser… mais au final, l’appel de la liberté se faisait sentir. Selene avait œuvré pour Nisqually, et elle en était fière, mais plus le temps passait, plus elle réalisait qu’elle l’avait fait pour les autres. Elle n’arrive pas à tourner la page de la prison, et peut-être qu’il est justement temps de l’accepter, plutôt que de résister.

- Toutes les suggestions sont bonnes à prendre, assura-elle aux remarques judicieuses de son ami sur le grillage, allez, viens.

Ils foulèrent les hautes herbes et montèrent sur le petit porche dont la peinture s’écaillait méchamment. La musicienne poussa la porte, dont la poignée était abîmée et la serrure complètement désaxée.

- C’est moi qui ai fait ça pour entrer, confia-t-elle avec une moue faussement contrariée, on va devoir la changer aussi.

Il y avait une petite entrée, avec des porte-manteaux du siècle passé, puis on pénétrait dans une de ces vieilles maisons à l’américaine, faite de grands espaces communicants. Tout est en planches de bois, les murs sont recouverts d’une tapisserie vieillote rongée par l’humidité, le parquet est jonché de saletés, mais l’ensemble est étonnement bien conservé. Pas de vitres brisées, pas de fuite dans les murs, pas de cadavre éventré dans un lit…

- Y’a vraiment beaucoup de pièces, commentait Selene entre deux au cours de la visite, on pourra avoir toutes nos quartiers et… si y’a des gens de Nisqually qui veulent venir nous voir…

Son cœur se serra à cette idée. Elle aurait aimé qu’Andrea soit de son côté, qu’elle vive cette volonté de changement avec elle, mais ce n’était pas le cas. Quelque chose s’était cassé et la pianiste n’était pas sûre de pouvoir le réparer. Parce que cette fois, elle n’avait vraiment pas l’impression d’avoir mal agi.

- Y’a beaucoup de boulot pour la rendre sainement habitable, conclut-elle, et j’aimerais construire une sorte de… trappe, quelque part, pour que Hope et Effy puissent se cacher quand on est pas là et qu’il y a un danger. Tu penses que c’est faisable ?

Ça lui faisait chaud au cœur que Duncan s’investisse autant. La musicienne le voyait dans ses yeux, il étudiait vraiment la maison, alors elle savait que ce n’était pas des paroles en l’air quand il promettait de la visiter plus tard. Selene s’y voyait déjà, malgré tous les travaux qu’il restait à faire. Sa nouvelle vie ici, avec Juliet et ses filles. Parfois, ses vieux amis viendraient les voir, et ils pourront recommencer à « vivre », comme avant que Nisqually s’agrandisse et que New Eden ne gâche tout le reste…

- J’utiliserai les vérins que tu me conseilles ! Assura-t-elle joyeusement.

Aller… ils avaient déjà du boulot !

***

Août 2022 ••

Ça n’a pas été si dur de trouver, dans Tacoma, des maisons avec un piano droit. Le plus difficile, ça a été d’en dénicher un qui n’était pas hors d’état d’usage. Avec l’humidité, le travail du bois et le manque d’entretien, certains instruments étaient bons pour servir de combustibles. Mais là, enfin, la jeune femme avait le Saint Graal. En guidant Duncan en haut des escaliers grinçant, elle commentait :

- Le plus dur, ce sera de le porter ici je pense… il doit peser un âne mort, et on a pas le luxe de le harnacher pour le passer par la fenêtre.

Les semelles de ses boots chassaient la poussière qu’elle foulait pour la deuxième fois de la journée. Ici, pas de mordeurs, juste des placards entièrement vide, déjà dévitalisés par les équipes du camp. Ils avaient toujours besoin de linge de lit, de vêtements et de textiles en tout genre, alors Tacoma était leur principale source de trouvailles. Selene poussa la porte de la chambre dans laquelle reposait le piano.

- Il est pas mal, hein ?

Elle posa son couteau sur le dessus et s’assit sur le tabouret – qui grinça lui aussi. Quelques secondes, elle demeura immobile, mains suspendus au-dessus du clavier. Puis, doucement, ses doigts trouvèrent leurs marques sur les touches en déroulant une timide et désaccordée Lettre à Elise. La musicienne s’arrêta bien vite en grimaçant.

- Je vais devoir me démerder pour changer les cordes et l’accorder…, un long soupir lui échappa, bon, on l’embarque ?

Comment ils allaient faire ? C’était effectivement la grande question. Un piano, c’est LOURD. Il fallait généralement une demi-douzaine de personnes pour le soulever et le déplacer sans risquer de l’abimer. Le problème, c’était qu’elle n’avait pas voulu solliciter quelqu’un d’autre que sa « famille », et les disponibilités n’étaient pas légion. Juliet n’avait pas les biceps de l’emploi, Andrea et Lisandra n’avaient qu’un bras, quant aux jeunes… ils avaient leurs propres soucis à régler.

- Bah, c’est simple, s’amusait la musicienne en enfilant les gants que lui prêtait son aîné, il doit faire 250 kg, donc… cinquante pour moi, deux cents pour toi ? Un sourire malicieux fendit son visage, elle envoya amicalement son poing heurter son épaule, c’est du gâteau pour toi, non ? Bien sûr que non, allez, je peux en prendre soixante, c’est ma dernière offre.

En vérité, il leur fallait un moyen de faire qui n’allait pas leur esquinter les reins. Ce serait idiot d’avoir survécu tout ce temps pour se coincer le dos en déplaçant un piano. Les yeux bleus de la jeune femme avisèrent les rideaux qui ne masquaient qu’à moitié la lumière du jour. Elle réfléchit quelques secondes, analysant le tissu et la taille de l’instrument.

- Tu penses qu’on pourrait prendre le rideau, mettre le piano dessus et juste le tirer ? On le fait glisser jusqu’à l’escalier et là… faudra qu’on le laisse descendre en le retenant, faut que ce soit très doux, parce que s’ils flinguaient une pièce, ils étaient foutus : elle ne saurait pas la réparer, on le traîne dehors et le plus chaud, ce sera de le charger dans le camion.

Celui-ci n’avait pas de hayon, alors ils risquaient d’en pleurer pour élever la masse de l’instrument jusqu’à l’intérieur de la remorque. Selene regrettait presque d’être aussi pudique avec ses besoins, elle aurait dû réquisitionner Tomeo, Ruben et Tomas – au moins.

- Aller, go, on aura pas mieux ! Encouragea-t-elle en se frappant dans les mains, je ne fais confiance pour ne pas me laisser mourir écrasée par ce truc, plaisanta-t-elle une dernière fois en allant arracher les rideaux de leur tringle.