Faith épuisée a fini par aller se reposer après que j'lui ai cassé les ovaires à plusieurs reprises. Ca tombe elle dort même pas et elle gère d'autres trucs mais putain c'est un bordel pour lui faire lâcher l'affaire. Pas que ça m'enchante en plus, me voilà coincé là avec la p'tite canadienne alors que j'pourrais juste aller profiter de mon Lee avant qu'il ne s'en aille malgré moi.

C'est p'tet un peu énervée que j'la regarde faire ses conneries sur la déco. Bordel, pendant que j'suis à nettoyer, désinfecter le matos, j'ai l'impression de la voir s'éclater et ça me gave. Sauf que j'suis sommé d'être agréable avec la gamine, ma supérieure n'a pas oublié que j'comptais la laisser crever sur son fichu radeau.

"P'tite, on va s'faire une pause ok ?"

Au moins j'suis agréable. Elle a pas encore eu le temps d'assimiler un accent bien américain, peu importe sa provenance, qu'elle prenne celui d'ici, après tout le mien était purement new-yorkais et certaines de mes expressions échappaient parfois à mes camarades.

"Fais nous chauffer un p'tit thé."

J'suis un peu directive mais ça s'améliore à l'infirmerie et c'est cool d'avoir une p'tite bouilloire grâce à Faith justement, encore une fois. Manquerait plus qu'elle apprenne que je prends la p'tite Anya pour mon larbin et je suis morte par contre alors j'adoucis les angles.

"Ca nous fera du bien, pis j'ai vu que t'étais douée."

Bon, la gamine me soule quand même, elle daigne à peine répondre, elle est plutôt du genre sauvage du regard même si elle s'exécute. J'avoue qu'en plus de son accent de canadosse de merde elle me fait flipper parfois. On dirait un monstre prêt à imploser tellement elle est distante.

"Quoi tu veux pas ? J'vais pas te manger tu sais !"

Elle reste quand même incroyablement silencieuse en s'mettant à la tâche. C'est pas gagné pour gagner la sympathie de ce p'tit monstre instable.

Non… C’était pas droit…

Anya fronça les sourcils. Elle se rapprocha du mur duquel elle s’était écartée pour regarder son oeuvre de loin. Attrapant des deux mains le dessin fait maison fixé avec une punaise, elle le déplaça légèrement sur la gauche pour le recaler. Elle recula à nouveau d’un pas et observa avec satisfaction le bon alignement de ses feuilles qui ornaient le mur gris.

Comme à son habitude ce matin-là, elle s’était rendue assez tôt à l’infirmerie, échappant ainsi à la présence des gens. Depuis que Faith l’avait chargée de décorer l’endroit, elle s’était attelée à la charge avec bonne volonté, prenant cette mission très au sérieux.
Plantes en pot… Fabrications décoratives avec du fil, des marrons et des pommes de pins suspendus aux fenêtres… Jolies pierres lissées disposées sur les meubles… Et bien sûr, des dessins partout… Tout pour rendre les pièces et chambres des patients moins tristes.

Sentant un regard sur sa nuque, Anya tourna la tête pour offrir des yeux interrogatifs à la femme présente avec elle dans la pièce depuis une heure : Chiara, qui nettoyait une série d’instruments de chirurgie. La fillette cligna des yeux en voyant son regard mécontent, sentant sa propre méfiance revenir en réflexe comme une mauvaise grippe.
Ca ne faisait pas longtemps qu’elle connaissait la jeune femme, toute sauvage et associable qu’elle était. Elle avait appris néanmoins par Faith qu’elle était son apprentie à l’infirmerie, ce qui avait rapidement aidé la petite sauvageonne à accepter sa présence dans les parages. Ce n’était qu’une seule personne après tout et puis elle était une membre de la faction.
Pourtant… Elle ne savait pas pourquoi, quelque chose l’intriguait, à défaut de la stresser, chez la jeune femme. Elle ne montrait pas de signe d’agressivité à son égard, mais semblait souvent agacée par sa présence et de mauvais humeur la plupart du temps quand elle la croisait…
Anya ne savait pas trop comment la considérer.

La fixant avec intensité, le visage interrogatif, la fillette scruta les yeux de la jeune femme. Plus tôt, Faith avait annoncé partir se reposer, laissant les deux seules dans la même pièce, ce qui était rare au vu de l’angoisse naturelle de la sauvageonne qui la poussait d’ordinaire à chercher les chambres isolées. Mais cette fois, elle ne savait pas, elle avait très envie de terminer la décoration de cette salle.

“P'tite, on va s'faire une pause ok ?”

La question avait fusé, ressemblant plus à un ordre qu’une proposition.
Curieuse malgré elle, Anya pencha légèrement la tête sur le côté en regardant Chiara.
Une pause ? Sur la déco et le nettoyage ? Pour faire quoi ?
Elle n’était pas certaine au vu de son humeur apparente que la jeune femme soit très intéressée par dessiner ou faire un jeu de “memory” si elle lui proposait. Dommage, elle était forte au memory.
La femme lui dit alors d’aller faire chauffer du thé.
Anya s’en trouva dubitative. C’était la première fois que Chiara lui donnait ce qui ressemblait véritablement à un ordre. En même c’était un peu la première fois qu’elle en avait réellement l’occasion.
La fillette se sentie partagée. D’un côté, elle aimait rendre service et se sentir utile auprès de la faction qui l’avait recueillie, surtout depuis que Isha l’avait convaincue de rester. D’un autre côté… Le ton de Chiara semblait comme un peu forcé, ça lui donnait l’impression que la jeune femme était un peu agacée par sa présence. Elle hésita…

"Ça nous fera du bien, pis j'ai vu que t'étais douée.” ajouta alors Chiara, la voix un peu plus douce, sentant sans doute indécision.

Le regard scrutateur de la petite sauvageonne se détacha enfin lentement d’elle pour se tourner vers la bouilloire qui trônait de l’autre côté de la pièce. Elle revint ensuite sur son interlocutrice, l’air soupçonneux, comme si elle aurait pu y prévoir une quelconque malice. Celle ci tenta d’ailleurs de la rassurer, lui affirmant qu’elle n’allait pas la manger.
Anya sentait ses angoisses toujours présentes dans son esprit rôder comme des prédateurs à l’affut. Mais elle refusa pour une fois de les écouter. Elle faisait beaucoup d’effort pour calmer son instinct sauvage ces derniers temps, une façon de prouver à Tori qu’elle écoutait ses conseils.
Puis elle aimait bien le thé, même si c’était moins bon que le chocolat quand même… Mais du chocolat y en avait quasiment plus malheureusement…

Après une courte inspiration, elle attrapa Teto qui trônait sur un tabouret à côté d’elle et, le serrant d’un bras, trottina de l’autre côté de la pièce, lançant de temps à autre des regards en coin à Chiara.
Elle posa Teto sur le plan de travail et se hissa ensuite sur la pointe des pieds pour décrocher la bouilloire de son socle avant d’aller au robinet devant lequel elle poussa le marchepied que Faith avait laissé pour elle. Elle remplit la bouilloire d’eau puis revint sur les plaques qu’elle alluma - un peu avec difficulté - avant d’y placer la bouilloire. Satisfaite de sa réussite, elle afficha un regard tout fier et alla ensuite fouiller dans les placards, se rappelant des gestes de Faith, pour attraper une boîte de thé, deux tasses un peu ébréchées et un petit infuseur.

Toujours muette, elle revint ensuite vers la table ronde poussée contre un mur et grimpa sur une chaise en jetant des regards intenses à Chiara. Assise sur ses jambes pour être à la bonne hauteur, elle commença à verser du thé dans l’infuseur… reversant une bonne partie des feuilles séchées à côté…
Poussant une petite exclamation surprise, elle s’empressa de ramasser l’excédent de thé pour le remettre dans la boîte.
Puis, en attendant que l’eau chauffe, elle alla chercher de nouveau Teto et se cala dans un coin de la pièce non loin de la bouilloire en le tenant contre elle, fixant Chiara d’un air mi méfiant mi curieux.

Cette gamine elle est quand même bien cheloue. Heureusement que j'suis pas prête d'avoir peur d'une p'tite sagouine qui fait sa merde ça et là, tout en parlant à peine. J'comprends mieux pourquoi elle trône chez Peter et Tori. Il lui faut deux heures à te dévisager avec un regard bien bizarre avant de faire enfin c'que tu lui demandes. J'arrondis les angles parce que sérieux elle me fait froid dans le dos parfois. C'est à peine si j'ai entendu sa voix. Nan en fait, j'ai plus l'habitude de ses grognements de caniche effarouchée.

"Faut te détendre gamine !"

J'peux pas m'empêcher d'lui faire la remarque alors qu'elle s'exécute tout en gardant l'ton assez doux quand même, faudrait pas qu'la sauvageonne me plante un des scalpels que j'viens de nettoyer en plein dos. J'continue un peu ma tâche tout en gardant un oeil dessus, on sait jamais. Elle s'affaire aussi bien qu'pour faire ses dessins et décorer l'endroit, ça promet un bon thé alors j'détache enfin le regard pour continuer mon taf en sifflotant encore un air de chanson de papa.

"Qu'est-ce qui y'a ?" C'est la première fois de la journée que j'entends un semblant de quelque chose qui sort de sa gorge et j'vois un peu de merdier sur la table. Mon instinct premier aurait été de lui gueuler dessus et de me ramasser ça en vitesse mais j'étais plus cette Chiara là. Même si elle allait nettoyer ouais. "Détends toi j'te dis, on va pas en chier une casserole pour un peu de thé à côté." Que j'lui dis alors qu'elle s'affaire déjà à la tâche, brave petite. "Tu comprends mieux si je prends l'accent de ton pays ?" Que j'tente vainement en faisant un accent canadien lamentable.

On dirait qu'non vu qu'elle va s'caler contre un mur comme si j'étais le diable en personne. Le truc derrière c'est qu'en tenant le p'tit machin dans ses bras, j'y vois un peu de Clara, sans la fougue qu'avait la gamine de Jeff. Ces deux pauvres disparus qui avaient eu un rôle sur mon intégration ici. Alors malgré tout, quand la bouilloire commence à siffler et qu'elle a l'air perturbée par mon regard insistant, c'est moi qui vait l'éteindre en l'approchant doucement.

"Allez, montre moi comment tu fais l'thé p'tite. J'vais pas t'manger." Puis après ça j'ai encore du boulot et j'sais qu'elle va rester dans mes pattes alors autant la détendre parce que ça commence à m'faire flipper d'avoir une p'tite détraquée dans mon dos avec tout l'matos qu'il y a ici. Encore une fois, elle me fixe longtemps et j'fais même un pas en arrière pour qu'elle ose enfin bouger et s'exécuter. "Bah voilà."

J'attrape la tasse qu'elle dépose sur le côté avant de se servir la sienne pour lui éviter d'avoir à m'la filer, j'ai compris. Je goûte et la gamine est aussi douée que c'que j'avais dit. C'est pas l'meilleur des thés que j'ai goûté mais ça fait l'affaire.

"Alors Anya," j'commence, j'vais tenter d'la dompter, déjà j'utilise son prénom pour la mettre en confiance, "tu es la fille de Richie ou d'Isaiah, avoue à tante Chiara."

Je souris. Elle va p'tet pas comprendre la blague mais putain, on a trois canadiens, ils sont tous à moitié renfermé sur eux même, j'peux pas m'empêcher de soulever cette distance qu'ils prennent tous avec les gens. Me posant avec ma tasse, grimpant sur un comptoir en la récupérant après avoir effectué ce move. Je bois une nouvelle gorgée avant d'ajouter :

"C'est canadien d'être désagréable tout le temps ou c'est que vous trois ?"

Elle me comprendra, elle me comprendra pas, Faith dira pas que j'fais pas d'effort. Une p'tite pause thé, une p'tite discussion. Puis dans un élan, sachant qu'elle squatte chez Tori et Petee, j'utilise la langue des signes.

"Toi comprendre ce que dit moi ?"

J'ai pas souvenir d'avoir entendu qu'elle soit sourde ou muette mais bon, si ça la rassure plus.

Troublée.
C’était le mot d’ordre. Anya se sentait troublée.
Pas de gêne comme face aux reproches de Clara à son arrivée, ou d’indécision devant les questions d’Isha deux semaines lorsqu’elle avait failli fuguer… Non, elle ne savait surtout pas comment réagir face aux paroles de Chiara.

La jeune femme lui avait demandé si elle la comprenait en prenant ce qu’elle avait appellé “l’accent de son pays”, parlant avec un ton vraiment étrange et déformé. La fillette s’était sentie perplexe devant cette question inattendue. Elle comprenait très bien la jeune femme, elle avait du mal à parler pas à entendre, c’était bizarre comme demande… Et puis, de quel pays elle parlait.
Le regard de la sauvageonne se fit plus pensif. Elle avait l’impression que quelque chose lui échappait… Mais son regard repris rapidement sa teinte de méfiance habituelle lorsque la femme se rapprocha. Néanmoins, cette dernière ne fit pas mine d’essayer de la toucher, toute aplatie dans son coin qu’elle était, et se contenta d’aller éteindre la bouilloire qui sifflait.

“Allez, montre moi comment tu fais l'thé p'tite. J'vais pas t'manger.”

La phrase de Chiara avait fusé, se voulant rassurante.
Anya scruta son visage avec cette intensité muette dont elle avait le secret, serrant Teto contre elle comme s’il avait pu servir de bouclier au cas où. Malgré tout, elle devait reconnaitre si elle était parfaitement honnête avec elle même, que la jeune femme l’intriguait. Ses regards étaient souvent agacés à son encontre et pourtant, elle n’y avait jamais vu de réelle animosité. En fait, elle semblait simplement… comme indisposée par sa présence, sans que la fillette sache pourquoi.
Et puis… Elle avait promis à Tori d’essayer de se montrer plus ouverte… Enfin autant qu’elle le pouvait quoi. Elle pris donc une profonde inspiration, se persuadant mentalement que, non, effectivement, la jeune femme n’allait pas la manger. Puis, voyant la femme faire un pas volontaire en arrière, montrant patte blanche quand à ses intentions, elle s’avança vers la table, lui jetant des regards en coin de temps à autre.
Là, elle monta de nouveau sur une chaise et attrapa sa tasse alors que la jeune femme se servait du thé dans la sienne.
Profitant du fait qu’elle était concentrée dessus, elle en profita pour se servir elle-même, tenant la bouilloire à deux main pour ne rien reverser. Chose qu’elle parvint à faire assez miraculeusement. Satisfaite, elle attrapa la tasse et bu une gorgée… en oubliant de souffler dessus avant.
La brûlure du liquide lui fit avoir une grimace, langue tirée, et pousser un petit “bleuarg” douloureux.

Alors qu’elle rattrapait son erreur et soufflait sur le thé, Chiara rouvrit la conversation, poussant la seconde question qui la surpris.
Est ce qu’elle était la fille de “Richie” ou “d’Isaiah”. Les yeux de la fillette s’écarquillèrent de surprise cette fois alors qu’elle tourna son regard vers son interlocutrice. Richie ? C’était le surnom que les gens d’ici donnait à Richard, l’homme gentil avec qui elle s’était entraînée il y avait quelques jours. Par contre, elle n’avait aucune idée de qui était Isaiah…
Leur fille ?
Elle commença à secouer négativement la tête, interloquée, puis arrêta son mouvement en plein milieu. De nouveau, elle baissa les yeux qui s’emplirent de réflexion. La fille… En vrai, ben elle en savait rien. Elle avait jamais connu son père, sa mère n’avait jamais voulu lui dire qui c’était…
Elle reprit ses esprits et, dans une réponse plus honnête, haussa les épaules pour montrer qu’elle ne savait pas au final, ne saisissant pas du tout le second degré piquant dont faisait preuve Chiara.

Elle souffla de nouveau sur son thé et but une gorgée. C’était moins bon que le chocolat chaud, mais en l’absence de ce dernier, elle trouvait la boisson pas mal. Elle s’autorisa même un soupir appréciateur, bien que son sourire ne veuille toujours pas faire son apparition sur son visage.
Elle observa avec curiosité Chiara se hisser habilement sur un plan de travail, enviant un peu la taille et l’agilité de la jeune femme malgré tout… Puis vint la troisième question qui, cette fois, laissa la fillette avec un gros point d’interrogation sur le front.

“C'est canadien d'être désagréable tout le temps ou c'est que vous trois ?”

Elle pencha la tête sur le côté de surprise, puis fronça légèrement les sourcils.
Désagréable ? Elle cligna des yeux. Elle était désagréable ?
Elle réfléchit une seconde. C’est vrai que les adultes la regardaient parfois de travers lorsqu’elle se montrait silencieuse et distante à leurs paroles… Mais elle n’y pouvait rien, malgré son acharnement à la combattre l’angoisse ne la quittait pas… Elle faisait déjà des efforts énormes pour réussir à approcher les autres personnes dans la faction sans fuir ou montrer les dents…
Mais peut être que ça pouvait paraître désagréable du point de vue des autres. Faith aussi lui disait de faire plus d’efforts à ce niveau.

Elle leva donc les mains, dans le but de s’excuser - ce serait un début. Mais Chiara la devança et formula des mots en langue des signes.
“Toi comprendre ce que dit moi ?”
D’abord surprise, Anya leva vite les sourcils d’incompréhension. Elle avait saisi l’essentiel des mots, mais ils étaient… Comme dans le désordre. Elle n’arrivait pas à savoir si la femme parlait mal la langue des signes ou si elle faisait exprès de les mettre n’importe comment. Elle avait comme… un sourire moqueur.
Dans le doute, elle se mit à signer elle aussi.
“Oui, je, comprends” dit-elle lentement, se rappelant des cours de Tori.
La jeune femme semblait croire qu’elle n’était pas capable de comprendre ce qu’elle disait. Voulant donc prouver qu’elle savait entendre… et parler, elle ouvrit la bouche.

“...S… J-j… Sa…”

Elle secoua la tête, se secouant mentalement pour que la Anya craintive lâche prise sur ses cordes vocales. Puis, après une inspiration, elle reprit, bien décidée à prouver à la jeune femme qu’elle se trompait sur sa capacité à comprendre.

“... S…s-s-si-i… J-je-je…e… c..c-c-com-om…p-p-pree-eend…”

Elle reprit son souffle à deux reprises, l’ayant bloqué sous l’effort durant sa démonstration de langage.
Elle lança un regard de fierté à Chiara, satisfaite d’avoir tout de même réussi à parler, même si la gêne de son bégaiement avait légèrement fait rosir ses joues.
Réfléchissant aux dernières question de la jeune femme, et galvanisée par sa réussite, elle ouvrit de nouveau la bouche pour répondre enfin.

“C..c-c-c’es-est..est qu-qu…qu-qui-ii I..Is..I-iis-s…sa-ah ?”

Elle se sentie plus troublée cette fois. Sous le regard amusé de la jeune femme, elle sentait le stress et l’angoisse redonner de la force à la Anya craintive qui s’acharnait sur ses cordes vocales, rendant sa voix plus hésitante. Elle prit un air frustré et presque boudeur, rougissant de nouveau légèrement et avala une grande gorgée de thé le temps que le rythme accéléré de son coeur se calme.

J'avoue que j'ai un p'tit pincement au coeur en voyant qu'elle a un mouvement de recul quand j'm'approche. Il me rappelle celui qu'ont toujours eu Finan et Owen pour avoir vécu l'alcoolisme et la violence de papa quand il était de mauvaise humeur. Roan et John moins, et moi, petit chouchoute et dernière, j'n'avais jamais vraiment compris. Est-ce qu'elle avait été battue dans son enfance ?

"J'viens pas t'manger."

Si j'étais cannibale, ça ferait longtemps que les collègues m'auraient cramé sur un bûcher avec tout c'qu'on a vécu. Que des ennemis plus fous les uns que les autres... M'enfin. J'ai pas l'temps d'y réfléchir, j'en viens à l'observer comme elle m'observe, avec curiosité et méfiance. Même si le premier côté ressort plus dans mes yeux noisettes et le deuxième dans les siens.

"Ah j'entends enfin ta voix !" Que j'fais alors qu'elle finit par se servir et boire. Bon, ça doit être désagréable mais j'vais pas lui demander de tirer la langue, j'ai déjà des mouvements de reculs à chaque approchement. "Richard Gordon ? L'autre trappeur black et désagréable ?"

On dirait qu'elle me comprend pas, d'ailleurs j'en remets sur le côté désagréable des canadiens que j'cotoie ici et la p'tite semble se vexer. Tiens, une réaction de plus, j'vais essayer d'imprimer cette tête parce qu'elle parle par langage non verbal cette p'tite. Elle est vexée ou elle est interloquée ? Telle est la question néanmoins.

J'arque un sourcils quand elle lève les mains avant de tenter les signes de Tori. Mais j'crois que j'la perds juste davantage. Et finalement non ! Voilà qu'elle me répond. Hé bah, au moins on pourra communiquer, bon, j'ai encore masse de leçons à prendre auprès de notre mascotte japonaise, surtout si j'dois communiquer niveaux termes médicaux avec la gamine.

"Oula, mais c'est que tu parles !"

J'fais une tête faussement étonnée, exagérément surprise même. Putain j'suis tombée sur une autiste ou une p'tite retardée... Va falloir que j'lui apprenne à parler en plus de ça ? Bon, j'avoue que j'comprends bien la dernière question et j'peux que me mettre à rire. J'en étais sûr que j'avais entendu sa voix ou que quelqu'un m'avait dit qu'elle était canadienne mais même en bégayant, j'reconnaissais bien là la vérité. Ok, elle comprend pas ma private joke avec mon côté raciste mais moi si. J'essaye quand même d'arrêter de pouffer...

"C'est pas ton papa le copain de Gabriel qui vit au phare ?"

Niveau couleur de peau, la question en était forcément rhétorique. Mais j'me remets juste à pouffer. C'est pas bien d'me moquer d'la gamine mais il paraît qu'le rire c'est contagieux, espérons que j'sois assez communicative pour lui détendre un peu la nouille.

"Pardon... C...C...'est... Pas... Ton... Papa... ?"

J'suis vraiment une connasse mais j'en recrache un peu de thé par terre, en plus il est brûlant mais c'est même pas d'sa faute, j'suis trop prise par mon esprit qui s'égare. Manquerait plus que Faith débarque maintenant et j'me prendrais un savon. Puis j'viens de la faire paniquer la pauvre...

J'arrête de rire, même si j'dois retenir une dernière pouffade en détournant la tête vers le mur, poing sur la bouche. Elle est attachiante j'crois c'te marmotte. J'crois qu'elle tire un peu la tête mais j'sais le meilleur moyen de la faire parler alors quand j'ai réussi à reprendre une façade de circonstance, je signe

"Je te taquinais un peu petit chiot." C'est l'seul signe que j'me rappelle pour parler de quelqu'un de jeune alors j'utilise chiot, tant pis. "J'sais bien qu'l'autre", pareil, j'ai pas appris à signer les prénoms mais on parle d'Isaiah, "c'est pas ton père. Je t'ai dit, calm down, ça va aller, j'suis pas là pour te manger hein. Faudra que tu t'habitues à moi en plus." concluais-je presque avant d'ajouter, dans un sentiment de bienveillance. Petite pensée à Clara... "On peut parler avec les mains si t'es pas à l'aise ok ?"

Ouais... Clara... Elle me manque... Comme tous les autres alors j'adoucis la relation que j'dois bien finir par nouer avec cette fille là. Elle, elle aurait pas manqué d'me faire remarquer que c'était pas sympa de se moquer d'une plus jeune.

L’apprivoisement est une phase longue.
Et dans ce cas, il semblait devoir être mutuel.
Car au-delà de l’ironie et des moqueries dont faisait preuve Chiara, le regard qu’elle rendait à la fillette paru aussi curieux et méfiant que le sien, quoique peut être légèrement plus curieux que méfiant.

Quoiqu'il en soit, elle sembla étonnée de l'entendre parler. Ou peut-être était-ce à cause de sa voix chevrotante ?
Mais la surprise de la jeune femme était si exagérément marquée que Anya se demanda un instant si elle ne se moquait pas d'elle. Dans le doute, elle resta perplexe à fixer son interlocutrice. Les pouffements de celle-ci lui confirmèrent finalement que la réflexion allait plutôt dans le sens de la plaisanterie. Elle resta néanmoins troublée, ne sachant comment réagir. Il faut dire que depuis sa mère, elle n'avait plus eu l'occasion de rire avec quelqu'un, et puis le sourire qui se refusait à paraître sur son visage n'aidait pas…

Chiara ne sembla pas se laisser démonter par son manque de réaction, car elle enchaina aussitôt sur la réponse à sa question.

“C'est pas ton papa le copain de Gabriel qui vit au phare ?”

Encore une fois, l'ironie était criante dans son timbre, mais pourtant Anya passa à côté, toute plongée qu’elle était dans ses réflexions déclenchées par la plaisanterie.
A défaut de rire, ou de se vexer, elle prit plutôt au sérieux la question rhétorique de la jeune femme et lui lança un regard interrogateur, comme si elle détenait des réponses à ce sujet qu’elle n’avait pas, haussant les épaules une fois encore pour montrer qu’elle n’en avait aucune idée.
Néanmoins, en voyant une fois de plus son interlocutrice pouffer, Anya fronça légèrement les sourcils. Elle de plus en plus l’impression qu’elle se moquait d’elle, impression qui se trouva renforcée lorsque la jeune femme se “corrigea” en prenant une voix bagayante, imitation évidente de son défaut d’élocution.
La fillette se renfrogna un peu plus en observant Chiara, sentant une vexation inattendue lui faire monter le rouge aux joues. Voulant alors prouver à la blonde qu’elle ne bafouillait pas tant que ça, elle ouvrit la bouche pour tenter de la contredire.

“J..J-je s… c’es-es…p.. vou…mê…m-m.. vr-vrai… !”

La volonté y était, mais le mélange de gêne, de frustration ainsi que le carambolage de mots qui butaient dans son esprit alors qu’elle avait voulu répliquer trop vite enlevèrent toute chance de compréhension. Et plus elle se frustrait de ne pas parvenir à parler, plus sa voix paniquait, envoyant des salves de mots tremblotant sans lien les uns avec les autres.
Finalement, après quelques secondes à lutter, elle reconnut son échec et abandonna, se murant dans le silence, les joues empourprées par la honte. Vexée pour de bon cette fois, plus par son déboire avec les mots que par la plaisanterie de Chiara, elle s'enfonça dans sa chaise avec son mug dans les mains et rabattit ses jambes contre elle, fixant le mur d’un air renfrogné.

A sa grande surprise pourtant, après avoir rit pendant plusieurs minutes à s’en étouffer avec son thé - qui finit en partie sur le sol de la cuisine d’ailleurs - et être finalement parvenue à retrouver son calme, la jeune femme finit par lever une main pour commencer… à signer.
L’étonnement marqua le visage d’Anya qui en perdit presque aussitôt son air boudeur bien que ses joues gardent une teinte rosée.
A l’instar d’elle, Chiara signait lentement, comme une personne en apprentissage de la langue des signes, mais avec habileté.
La fillette s’efforça de déchiffrer les signes, se faisant soudain très attentive. Si elle ne comprit pas tous les mots utilisés, elle parvint à saisir le sens général des phrases.
Son interlocutrice présenta une forme de mea culpa en expliquant sa plaisanterie et répétant qu’elle n’avait comme intention de lui faire du mal. Elle ajouta par ailleurs, comme une tentative d’ouverture de contact, qu’elles allaient devoir se faire l’une à l’autre, précisant que si elle le désirait elles pourraient parler en langue des signes pour la mettre à l’aise.

Cette dernière proposition, plus que le reste, rendit Anya perplexe. En dépit de ses moqueries précédentes, la blonde semblait soudain très sérieuse, voire même… gentille ?
Elle se fit pensive. Elle n’avait même pas compris pourquoi ses piques l’avaient autant marqué, s’interrogeant sur ce sentiments inhabituel qui avait un instant gonflé son cœur. Est ce qu’elle s’était sentie… vexée ? Elle ne se rappelait plus à quand remontait la dernière fois où elle avait ressentit ça…
Elle eu un moment de trouble en se rendant compte que, quelque part, ça lui avait manqué.
C’est donc calmée, et sa méfiance plus apaisée même, qu’elle reporta son attention sur Chiara, levant ses mains pour signer à son tour.
“Je suis pas un chiot.” édicta-t-elle avant de marquer une courte pause.
“Je suis un renard, comme Teto.”
Elle avait conclu sa pensée en enumérant chaque lettre du nom de sa peluche, et pour être sûre que la jeune femme avait compris, elle désigna l’animal devant elle d’un doigt.
Une lueur de malice qu’elle n’avait encore jamais montrée à son interlocutrice brilla dans ses yeux. Inconsciemment, elle avait commencé à se détendre.

Elle but une nouvelle gorgée de thé qui avait commencé à devenir plus tiède et jeta un regard curieux à la jeune femme, puis, comme une envie de se justifier, reprit alors ses gestes.
“Pas ma faute je parles pas bien. Ma voix est bloquée.”
Elle ne savait pas trop pourquoi elle précisait ça à la blonde. D’ordinaire, elle ne se sentait pas du tout l’envie ou le besoin de se défendre sur ses problèmes d’élocution. Là, c’était comme si elle avait la sensation de devoir faire ses preuves auprès de son interlocutrice…
Peut-être parce que Chiara l’impressionnait un peu. Au-delà de ses plaisanteries et de son regard suspicieux, elle semblait pleine d’assurance, comme un fauve démontrant à un petit animal qu’il était sur son territoire et que pour y rester il allait devoir montrer son utilité.
Elle hésita puis ajouta toujours avec ses mains.
“Je sais pas Isaiah ou Richard mon père. Je sais pas mon père.”
Son regard se fit un peu curieux envers Chiara, se demandant une seconde si ce n’était que de la plaisanterie ou si elle savait vraiment plus de chose à ce niveau. Voyant néanmoins que la jeune femme semblait ne pas saisir les lettre édictées pour faire les noms, elle demanda.
“Tu sais pas faire l’alphabet ?”
Aucune moquerie ne marqua son visage, elle semblait juste surprise. L’alphabet en langue des signes était l’une des premières choses qu’elle avait apprise grâce à Tori et Clara, et elle était sûre au moins de le maîtriser à présent.
Alors, reposant enfin ses pieds à terre pour s’asseoir plus droite sur la chaise, elle enchaîna.
“Tu veux je te montre ?”

Ce que c'est compliqué avec cette canadienne de trois pommes de haut, ce que c'est compliqué ! Va la comprendre en plus. Franchement, que Dieu me fasse sainte d'avoir trouvé la technique pour finir par lui faire détendre... Le nounours qu'elle serait presque entrain de mâchouiller comme si j'étais un monstre.

J'vois bien qu'elle se renfrogne alors ouais, j'suis contente qu'elle se détende enfin quand j'me mets à signer, bon, j'vérifie bien plus mes doigts que ses expressions faciales mais ils sont tendus devant moi pour que j'ai quand même un oeil sur le visage de la sauvageonne. D'une pierre deux coups quoi.

Bon, ok, j'me suis bien trompé sur un terme, j'm'en doutais, mais sur le fait qu'elle saisisse pas la subtilité des rapports humains j'pense pas. En tout cas on dirait qu'elle apprécie l'effort que j'tente en gigotant des mains.

"Ta p'tite peluche là ? T'es un renard toi ?"

J'souris sans pouffer pour le coup parce que j'avoue qu'elle m'y fait penser. Mais elle avoue donc qu'elle est rusée en plus d'être très discrète ? C'est bon à savoir. Enfin, j'dis ça, j'sens bien que la gamine, ça y est, elle lâche du lest et ça fait plaisir. Manquerait plus qu'elle soit restée comme y'a cinq minutes et m'faire un pet malodorant... Oh no !

"Pourquoi ta voix est bloquée ?"

J'peux pas m'empêcher de dire les mots comme au début avec Tori tout en les signant, bordel j'sais même pas si elle a déjà parlé à Petee d'mon idée vu qu'elle semblait vexée par mes propos la dernière fois où on a parlé de ça. Du reste elle m'a vraiment aidé à progresser comme promis mais j'suis pas la plus assidue. Entre mes cours avec Faith qui m'semble plus important et l'fait de devoir faire le taf qu'Elena m'a confié quand j'suis pas à l'infirmerie comme aujourd'hui... Bah déjà j'ai pas beaucoup de temps libre et ça fait bien chier ça tiens d'ailleurs. J'en oublie même ma question, tandis que la p'tite poursuit :

"Tu savoir pas ton père ?"

J'cligne des yeux et j'secoue la tête. J'crois que j'ai rien compris en fait. J'en viens à avoir un freeze du cerveau et j'me remets à rire. J'crois que j'ai compris. Ou pas. Ou si. J'sais bien qu'aucun des deux est son père, la p'tite comprend pas le second degré j'crois. Mais putain c'est triste là ! J'préfère pas rebondir là dessus, j'masque mon rire en buvant deux grosses gorgées de thé et j'secoue la tête pour reprendre mon sérieux quand j'vois sa p'tite bouille s'illuminer.

"J'ai appris jusqu'à G, après j'ai encore à réviser..."

En fait, ma compréhension, avant Tori, elle remontait aussi à Clara et ça m'faisait doucement penser au type qui était son père adoptif et qui faisait que j'étais ici alors que eux deux étaient sous terre... Et séparé par delà cette même terre. C'est l'coeur lourd en pensant à la môme mais en voyant l'autre se détendre devant moi que j'fais un effort en regardant son regard enjoué. C'est l'moment de sympathiser on dirait, puis j'flipperais moins quand elle sera dans mon dos si j'noue un lien avec elle.

"Regarde ça c'est H nan ?" Je lui demande avec un intérêt que j'surjoue, en fait, G, H, c'est bon, après j'avoue que là il me manque le I et c'est l'occasion de continuer cette discussion silencieuse. "Par contre, ouais, fait moi voir pour le "I", ça m'arrangerait."

J'la regarde agiter ses doigts, un peu trop vite pour un cerveau déjà fatigué comme le mien, qui part un peu ailleurs même à l'instant, même quelques secondes, surtout à cause de cette fameuse rapidité. Mais j'la dompte la p'tite on dirait.

"Woh woh, doucement, doucement..."

J'signe que le mot pour lui dire de ralentir, j'sais pas comment on dit "woh" en signes moi. Mais j'continue à détendre la p'tite en reprenant sans parler, espérant que ça marche.

"L'alphabet, c'est une chose, mais j'ai déjà quelques bases. Tu vois, c'comme tes décorations, tu réfléchis avant de les faire non ? Moi je réfléchis avant de scier, pour déchiffrer." J'crois j'me suis trompé sur un mot, j'voulais dire, "lire", "interpréter les signes" quoi. "Attends, attends, vas-y on arrive."

"Enfin on recommence à partir de G, tu sais." Merde, c'moi qui devient toute rose et vexée, j'arrête pas d'me gourrer alors que j'viens de me la péter en mode "t'inquiètes on peut parler avec les mains. J'ai un mouvement automatique et j'me facepalm, clairement. Par pitié pour moi même. "Allez, une petite gorgée de thé et tu me refais voir ok ?"