Effectivement, Mason a su s'entourer de personnes bienveillantes, solidaires et c'est ça qui lui a sauvé la vie, bien plus que le savon. C'est aussi la force de Colville : des personnes désespérées qui s'unissent pour être plus fortes.

Tasya écoute les paroles de Mason et elles font sens. Dieu n'agit pas, il guide. Il ne peut surement pas empêcher toute cette cruauté, mais ses actes se font voir à travers de petites choses ici. « Tu as raison » murmure-t-elle en se souvenant peu à peu des élans de solidarité qu'ils ont pu voir, ici. Même s'ils sont en enfer, l'homme peut se montrer humain justement. Il n'y a pas que des monstres. Elle ne peut pas affirmer avec certitude qu'elle a retrouvé la Foi, mais elle se rend compte qu'elle n'y a pas totalement renoncé non plus...

Sa main passe sur son ventre. Mason lui redonne du courage et de l'optimisme. En effet, pour le moment, elle va bien, elle est en vie, son bébé aussi et tant qu'elle n'aura pas accouché, elle peut encore veiller sur lui. « Je vais être forte » affirme-t-elle. Ça suffit de sans cesse broyer du noir et de baisser les bras. Il faut qu'elle se ressaisisse. Alec ne peut pas la tuer à petit feu comme ça. La mexicaine serre alors Mason dans ses bras. « Merci, merci pour tout » Sans lui, sans Elliot, sans les autres, elle non plus ne sait pas comment elle tiendrait.

Tasya finit par poser son regard sur la porte du dispensaire où Alec a disparu. Pour lui prouver qu'elle va "mieux", elle reprend la parole, cette fois avec un brin d'espoir. « C'est quoi la première chose que tu feras quand on sortira d'ici ? » souffle-t-elle. « Hormis manger bien sûre.. » Un petit sourire taquin apparaît au coin de ses lèvres. « Et retrouver ta famille... » Car c'est une évidence. La toute première chose qu'elle fera c'est leur dire à quel point elle les aime.

***

Si elle avait espéré qu'Alec aurait des paroles en l'air, il n'en est rien. Le soir venu, Tasya est obligée de retourner dans sa chambre, la peur au ventre. Elle appréhendait sa venue et elle avait bien raison : l'homme l'attendait et une fois de plus, il n'y est pas allé de main morte. Les coups de ceinture dans son dos laisseront probablement des cicatrices. La douleur est vive et l'empêche de fermer l'œil. Il l'a enfermé durant deux jours dans sa chambre, l'isolant du monde extérieur. Elle est restée dans l'obscurité, la peur au ventre pendant tout ce temps. Elle a compris la leçon, elle ne tentera plus de troquer ou de filer en douce de la nourriture à ses amis, et même si elle l'avait voulu, elle est désormais logée à la même enseigne que les autres : un peu de soupe et du pain. Si elle avait espéré qu'Alec la mette dehors pour qu'elle rejoigne le dortoir avec les autres, sa générosité n'a pas été aussi loin.

Lorsqu'elle ressort enfin deux jours après, Tasya est épuisée. Pourtant, elle traverse le bidonville d'un pas décidé. Elle croise Line qui semble soulagée de la voir mais elle ne lui adresse qu'un rapide signe de la main. Ses pas la conduisent sans détour, vers la petite Église. « Je suis toujours en vie.. » souffle-t-elle pour elle-même. Ses yeux se lèvent vers la croix en bois fissurée suspendue au dessus de l'autel. Tasya ne sait pas si sa survie dépend de Dieu. Elle a du mal à y croire mais elle a besoin de se raccrocher à quelque chose.

Je lui rends un sourire, plus apaisé que j’ai pu l’être ces derniers jours. J’ai trébuché, je me suis même effondré, mais je n’étais pas seul, j’ai eu des gens pour m’aider à me relever. Et même si aujourd’hui, ça reste difficile, je me dois de continuer jusqu’à la fin, quelle qu’elle soit. Ce n’est plus tant une question de fierté que de Foi en vérité. Croire que nos actions nous permettront, d’une façon ou d’une autre, de sortir d’ici, de retrouver un monde meilleur, sur Terre ou ailleurs. « Je ne sais pas si j’ai raison Tasya. Mais je sais une chose. Ils ne gagneront pas. Quelle que soit l’issue de notre histoire. » Ca, c’est tout ce que je peux lui promettre. Parce qu’ils ont beau essayer, chaque jour, de nous arracher notre humanité, ils n’ont pas réussi, bien au contraire. Peu importe la peine, la douleur, le désespoir. « Tu n’es pas obligée d’être tout le temps forte. Nous sommes là pour ça aussi tu sais. »

A sa question, j’ai un temps d’arrêt et mon regard se perd un instant dans le vide. « La première chose que je ferais hein… » Forcément, j’ai un rire à ses précisions avant de reprendre, plus sérieux. « J’irais allumer une bougie dans une église et je chanterais quelque chose. Pour remercier Dieu d’être en vie. »

***

Et les jours s’enchainent, si semblables et si différents. La violence ne semble pas avoir de fin. A chaque fois que j’ai l’impression qu’ils sont tombés au plus bas, c’est comme s’ils creusaient un peu plus. Les disgraciés meurent, d’autres arrivent par camions entiers. Je n’ai plus que quelques points de repère au milieu de cette foule et je m’y raccroche, autant que je le peux. Je suis en pleine discussion avec Jude quand Elohim arrive précipitamment dans le baraquement. « Elle est à l’Eglise. » Je me relève d’un bond et je n’ai qu’une infime hésitation avant d’attraper deux bougies et de me rendre là-bas. Deux jours sans la voir, sans avoir de nouvelles. Deux jours à voir la mine furieuse d’Alec qui a violemment frappé Marvin, ce dernier ayant eu le malheur de demander où était Tasya.

Mais elle est là. Bien là. J’ai un soupir de soulagement, remerciant le Seigneur, même si sa mine fait peine à voir. Elle a raison, il va finir par la tuer à ce rythme-là. Il va falloir trouver une solution et j’en ai déjà parlé avec les autres, aussi dangereux que ça puisse être pour notre propre survie. Je finis par la rejoindre, alors que je l’entends souffler quelques mots. Sans rien dire, je vais la serrer dans mes bras avec précaution, laissant filer de longues minutes sans dire un mot. « Je suis vraiment désolé Tasya. » Soufflé dans un murmure avant de l’entrainer avec moi. Et je glisse une bougie entre ses mains. Elle sait comme moi à quel point c’est précieux, surtout ici. Mais je continue, d’une voix douce. « Je me suis dit que nous n’étions pas obligés d’attendre de rentrer pour l’allumer. » Ca l’aidera peut-être à se raccrocher à une petite lueur dans toute cette obscurité, au sens propre comme au figuré.

Et c’est sans savoir que, dans quelques jours à peine, tout va changer.

Tasya baisse le regard. Sur ce point-là, elle ne sait pas si Mason a vraiment raison. New Eden n'a-t-il pas déjà gagné ? Elle est ici, loin de sa famille, enceinte et à la merci d'un homme cruel. Elle se sent brisée. Alors certes, elle respire toujours, mais est-ce suffisant ? Elle ne sait pas, elle ne sait plus. « J'ai l'impression de constamment me reposer sur vous, tu sais ? » Combien de fois Mason l'a-t-il aidé à se relever alors qu'elle venait de chuter et qu'elle ne pensait plus pouvoir le faire ? Elle aimerait être tout le temps forte, mais elle n'y arrive pas.

Allumer une bougie, elle acquiesce. Tasya prend un air plus rêveur pour se projeter elle aussi dans un futur où elle serait libre. « Il y a tout un tas de trucs que j'aimerais faire si je sortais d'ici. Courir dans un champ de fleurs, me coucher dans un vrai lit, dans des draps propres... Marcher dans la rue la tête haute, sans avoir peur... Porter un pantalon...  Remonter à cheval aussi... » Il y a des tas de choses qu'elle voudrait refaire, dans un ordre différent, des choses simples ou plus complexes. « Peut-être qu'un jour, nous irons discuter avec chacun nos bébés dans les bras ? » Parce que Mason va aussi être papa, à quelques temps d'intervalles avec la grossesse de Tasya. C'est tout le bonheur qu'elle leur souhaite en tout cas.

***

Lorsqu'elle entend du bruit derrière elle, Tasya n'a pas besoin de se retourner pour savoir qu'il s'agit de Mason. Elle se redresse péniblement, grimaçant quand les douleurs des blessures dans son dos se rappelle à elle. Il va falloir qu'elle aille se faire examiner au dispensaire. Line devrait pouvoir l'aider à soigner ses plaies. Son ami la serre dans ses bras et un instant, elle se sent faiblir. Elle est à deux doigts de craquer contre lui. « Merci... » murmure-t-elle. Ses doigts se serrent autour de la bougie comme si elle s'y raccrochait pour ne pas sombrer. Tandis que la lueur de la flamme vacille, Tasya lève la bougie d'une main tremblante et la pose avec les autres, sur l'autel. Elle l'observe et sent son moral remonter légèrement. Elle vient poser sa tête sur l'épaule de Mason. Les mots ne sont pas utiles.

« Je n'ai rien mangé depuis hier. » murmure-t-elle après quelques minutes d'un silence presque religieux, troublé par le bruit de son ventre qui crie désespérément famine. « Alec ne me ramène plus rien. » Et finalement, c'est un mal pour un bien. « A quelle heure est-ce qu'on donne les repas ? » Au moins, elle mangera avec tous les autres. Elle ne veut plus de ce genre de privilèges maudits, elle veut seulement passer du temps avec les autres disgraciés.

Je laisse les secondes, puis les minutes s’écouler, alors que nous regardons tous les deux les deux bougies se consumer lentement. Je sais, il faudrait les éteindre, ne pas gâcher une bougie entière juste pour ça. Mais pour une fois, je vais arrêter de réfléchir en mode pure survie. Tasya en a besoin et moi aussi pour être honnête. Survivre à chaque journée est une véritable victoire en soi et alimenter le peu d’espoir qui subsiste malgré tout aussi. Alors, si je peux aider un peu Tasya qui chancelle, je ferais de mon mieux.

« On va arranger ça. » Quand elle m’annonce qu’elle n’a rien mangé depuis la veille. « Le diner n’est pas pour tout de suite, mais … possible que j’ai quelques tours dans mon sac. » Si elle n’a plus l’aide d’Alec, le petit trafic qu’on a mis en place est toujours d’actualité et j’ai quelques petits trucs à grignoter pour elle. J’avise les alentours, m’assurant qu’on est bien seuls tous les deux et je me rapproche de l’autel pour déloger une latte du parquet, comme elle le faisait dans l’infirmerie. Un index sur la bouche et je lui rends un sourire, sortant deux tranches d’une miche de pain coupée et un peu rassie. « Ce n’est pas le grand luxe, mais ça devrait te caler jusqu’au diner. » J’essaie de garder un ton léger, mais l’idée qu’elle soit désormais soumise au même régime que nous, avec sa grossesse avancée, m’inquiète et pas qu’un peu. Alors, je finis de sortir toute la miche pour lui donner. « Garde tout. Va le planquer où tu peux. Et je te trouverais d’autres trucs dès que je peux. » Sinon, la grossesse va vraiment finir par la tuer. Ou alors l’accouchement. Et l’idée même que ce moment arrive me file de véritables sueurs froides.

J’inspire longuement, passant un bras autour de ses épaules. Il va falloir lui apprendre comment fonctionnent les repas et ça ne va pas être une partie de plaisir. « Ca va aller, d’accord ? Je suis là. » Et je ferais en sorte de l’être autant que possible pour elle. Tant que je le pourrais. Je peux au moins faire ça à défaut de nous trouver un moyen de sortir d’ici.  « Je viens te chercher pour diner. Toi, tu vas te faire soigner par Line. » Ce n’est pas vraiment une question, alors que je l’entraine en direction du dispensaire, la laissant aux bons soins de son amie avant de retourner dans ma propre baraque. Il n’y a qu’une heure à attendre avant le diner et je retourne chercher Tasya, l’entrainant en direction de la baraque où on nous sert nos semblants de repas sans dire grand-chose. Je sens les regards de certains se poser sur nous quand on passe la porte et certains chuchotements sur notre passage. Certaines sont compatissants, d’autres le sont moins. Visiblement, elle risque de se trainer la réputation d’avoir eu droit à un traitement de faveur de la part d’Alec quelques temps. Mais il faut bien qu’elle mange. J’attrape deux bols et je sors une cuillère de ma poche que je lui tends. « Ne la perd pas, c’est compliqué d’en avoir d’autres. » Soufflé à mi-voix dans sa direction, avant de lui désigner une tablée où il y a Jude et Riley qui mangent. Ils se poussent, adressant un sourire à Tasya. « Ferme les yeux et évite de regarder ce que c’est. Tu vas voir, ça passe crème ! » Lâché joyeusement par le plus jeune qui dégomme son bol aussi sec. J’avoue, je fais de même. Une soupe où flottent vaguement quelques légumes. Si on a de de la chance, un ou deux morceaux de gras avec un bout de viande qui pendouille vaguement. Mais je m’y suis fait. J’ai bien trop faim pour faire le difficile de toute façon. Une grimace compatissante à l’attention de Tasya et j’imite Riley, espérant vaguement duper mon estomac en finissant rapidement mon repas. Un morceau de pain qui l’accompagne et… C’est tout. « Ca va aller ? » Je regarde la brune, un peu inquiet, laissant filer un silence songeur.

Et puis, la voix de Jude qui lâche, nostalgique. « Le poulet frit de ma femme. » Mon rire et celui de Riley résonnent en réponse. « Un bon gros big-mac bien juteux. » Je fixe le blond, pas convaincu. « Mmmh… difficile là. » Et, devant la mine perplexe de Tasya, Jude a un sourire malicieux. « Tous les soirs, on essaie de trouver à quoi notre repas ne fait pas du tout penser. Et ce qu’on aimerait manger. Il faut bien sûr trouver quelque chose de différent à chaque fois. » Un hochement de tête pour ponctuer ses propos. « Le kofta au curry de ma femme. » Rien que d’y penser, j’ai littéralement l’eau à la bouche. « On appelle pas ça de la torture en vrai ? Je sais même pas ce que c’est ton truc, mais j’ai envie d’en bouffer. » Soufflé par Riley, la mine curieuse. J’ai un nouvel éclat de rire en réponse, qui colmate un peu ce trou béant qui n’a de cesse de grandir en moi. Tenir encore un peu. Juste un peu. Et je commence à leur raconter mes premières expériences des plats épicés d’Anjali, le regard pétillant. Se souvenir, se rappeler qu’il y a eu un monde avant et qu’il y en aura peut-être un après, si Dieu le veut.

Les bougies se consomment, lentement et cela a quelque chose d'apaisant, de rassurant. Tasya songe à tous ceux qu'elle aime et qui lui manque tant : ses enfants, Jacob entre autres, mais aussi ceux qu'elle a perdu pendant l'épidémie. Son cœur retrouve peu à peu un rythme plus tranquille, son souffle est plus apaisé. Lorsque la dernière flamme vacille puis s'éteint, elle se tourne vers Mason et hoche doucement la tête. Une fois de plus, les mots ne sont pas nécessaires. Elle lui est reconnaissante pour cet instant, une fois de plus, pour sa présence et son soutien.

Un petit sourire se dessine sur son visage quand Mason soulève une des lattes du plancher comme elle le faisait à l'infirmerie. « Merci... » murmure-t-elle en attrapant les deux tranches de pain. Elle les découpe lentement entre ses doigts et glisse un morceau entre ses lèvres avant de le laisser fondre dans sa bouche. Lorsqu'il sort toute une miche de pain, elle secoue la tête. « Non, tu devrais le garder... » Elle y renonce vite quand elle croise son regard et glisse le pain dans une des poches de sa robe.

Line la soigne et désinfecte ses blessures. La douleur est vive mais Tasya encaisse. En réalité, à force, elle a l'impression de ne plus rien sentir. Son corps a été tellement malmené que la douleur semble être constante, avec quelques pics d'intensité.

Puis, vient l'heure du repas. Dans le réfectoire, Tasya sent les regards sur elle. La mexicaine tente de les ignorer. Certaines remarques atteignent ses oreilles, mais elle les ignore. Le jugement des autres est blessant, certes, mais les sourires qu'elle reçoit sont également une bonne source de réconfort. Elle observe, interdite, la cuillère en bois que Mason lui tend, tout droit sorti de sa poche. Ainsi, ils en sont là ? Ils n'ont même pas une cuillère chacun ? La brune hoche la tête, s'accrochant à l'ustensile comme si sa vie en dépendait. Elle salue Jude et Riley d'un sourire. « Ok c'est compris. » Et pourtant, elle ne peut pas fermer les yeux. Elle fixe la soupe, ou plutôt le bouillon où flottent quelques légumes. Elle goûte et la mixture est infâme. Elle s'efforce de la manger et est de toute façon trop affamée pour faire la fine bouche.

Jude lui adresse un sourire, Riley s'esclaffe à ses côtés et elle sent un vertige la prendre. Lorsque Mason se tourne vers elle et lui demande si ça va aller, Tasya reste interdite quelques secondes, la cuillère en l'air.  « C'est.. C'est le meilleur repas que j'ai pu faire depuis mon arrivée ici... » murmure-t-elle, les larmes aux yeux. Certes, cette soupe est infâme, peu copieuse et oui, elle risque d'avoir encore faim en sortant d'ici, mais au moins, elle aura mangé en compagnie de ses amis. Et cela vaut vraiment tous les repas du monde.

Tasya fronce les sourcils lorsque les paroles des hommes lui viennent aux oreilles. Poulet frites ? Elle comprend rapidement ce qu'ils font et écoute Mason parler d'Anjali et des plats qu'elle pouvait cuisiner pour lui. « Des enchiladas.. » souffle-t-elle alors. Sa mère les préparait à la perfection, avec la juste dose d'épices. « Des tortillas bien grillées au four, garnies de sauce tomates, de poulet, de cheddar, de poivrons... » Elle a même l'impression de sentir l'odeur.