Je partis d’un rire léger à la surenchère proposée par Isalín, lui rendant une œillade complice. Kaya s’insurgea aussitôt, subitement boudeuse. Ce n’était peut-être pas le moment de lui préciser qu’il fallait deux bras pour jouer au golf ?

Mais Kaya se rattrapa bien vite, sautant sur l’occasion de nous juger tous les deux, parce que nous n’avions pas prévu deux paires de pompes. « Mais ! J’ai dit qu’on devait faire les magasins avant d’aller au Canada justement ! » Bien sûr, ça l’arrangeait de ne plus s’en souvenir. Je les regardais tour à tour sans comprendre, quand Isa’ proposa de faire un détour à Icewear… « C’est loin ? » Ah, c’était un magasin de fringues islandais ? Je me renfrognai alors que Kaya affirmait l’avoir appris à l’école. Ce n’était personnellement pas mon cas, ou alors, je n’avais pas assez bien écouté… « T’étais une tête, Kaya ? »

La discussion continua encore un peu, sans d’autres rôdeurs pour venir l’interrompre. Nous décidâmes conjointement de faire un détour vers une vieille superette pour un premier réapprovisionnement en chemin. « Sois prudente. » Soufflai-je à Isalín qui s’engageait bien évidemment en première, comme toujours. Je lui tendis ma lampe-torche et récupérai son sac que Kaya me tendait, non sans lever les yeux au ciel. Elle n’aurait pas pu le porter elle-même, en fait ?

« Alors on fait quoi ? On monte juste la ga… eh ! » Kaya s’était déjà faufilée à l’intérieur à la suite de sa meilleure amie, sans même prendre la peine de me répondre. « Génial. » Je me retrouvais seul de ce côté-ci, lourdement chargé, avec un Anoki qui me détaillait sans bien comprendre ce que je faisais exactement. Après un soupir retentissant, j’attachai leurs paquages à sa selle. « Tu m’attends là, mon beau ? » J’avais toujours peur qu’il s’échappe quand il me perdait de vue, mais je ne pouvais pas non plus contraindre le hongre en l’attachant. Et si un rôdeur arrivait à l’improviste ? Il serait piégé.

J’eus beaucoup plus de mal qu’elles à me faufiler sous le rideau de fer, devant jouer des coudes pour le soulever un peu. Je me relevai tant bien que mal, pour entendre la proposition de Kaya. « Euh… et toi, tu vas faire quoi ? » J’haussai les épaules, sans m’en formaliser. J’entrepris aussitôt de fouiller le secteur, jetant des regards à droite à gauche, dans l’espoir de trouver quelque chose d’utile sur les étals.

Pendant que Kaya « sonne avant d’entrer », Isalín récupère donc la torche de son copain, non sans lui adresser un regard entendu. Certes, certes, leur camarade ne démérite pas dans sa prudence qui vient temporiser les pulsions téméraires de l’Islandaise, mais elle est aussi « vive » que d’ordinaire. Au moins, on peut le prendre comme un signe qu’elle ne fait plus – trop – la gueule. Isalín se souvient de son humeur massacrante à Fort Ward, elle a assez donné en la matière.

Puisque les lieux semblent déserts, elle est donc la première à se glisser sous le rideau de fer. Ça pue le moisi et la merde de souris ici. La jeune femme se redresse, position accroupie, et scrute son environnement. Le faisceau de la torche découpe le spectacle commun d’un magasin saccagé par les survivants et les animaux sauvages. Au commentaire de sa cadette sur les états républicains, l’Islandaise la dévisage en fronçant les sourcils.

- Je comprends de plus en plus pourquoi chez moi, les gens pensent que votre pays est un pays de fous furieux…

Ouais, l’Amérique n’a pas très bonne presse sur son île natale ; et même si Isalín est techniquement 50% american bread, sa culture s’est entièrement forgée dans son foyer volcanique. Bref, elle affiche une moue sceptique aux espoirs de sa camarade.

- J’pense que depuis l’temps, les gens ont l’habitude de fouiller partout…, et y compris sous les étalages donc. Mais comme qui ne tente rien n’a rien, elle tentera sa chance, t’essaye de t’débarrasser d’nous ? S’amuse-t-elle en entendant la proposition de Kaya.

A la place, elle préfère plutôt s’aventurer dans les petites allées ; la boutique est de toute façon suffisamment petite pour qu’ils restent tous à portée de voix. Le rayon des conserves est vide, hormis quelques denrées qui ont roulé au sol, trop gonflées pour être honnête. Les produits frais, les produits laitiers, ne sont plus que des tas de pourriture desséché depuis longtemps. Côté parapharmacie, il y a des pilules contre la calvitie, des gélules homéopathiques contre les maux de cou, des bouteilles d’eau thermale, des ampoules pour la concentration, des dentifrices pour enfant périmé, et…

- Hey, Kaya, t’penses qu’elles fonctionnent encore ?

Elle brandit sa trouvaille tout en partant en quête de sa meilleure amie. Une boîte de serviettes hygiéniques, égarée sous une pile de sticks à lèvres. Avec leurs projets de road trip à la roots, même si leur menstruations sont aussi aléatoires que leurs aléas de vie, c’est le genre d’inconfort qu’elles vont devoir se coltiner. Isalín ne dirait pas non à un coup de pouce !

- J'entends rien ! Rien du touuut !

Et surtout pas l'argument pertinent de Joa'. Bon, d'accord, c'est vrai qu'il a dit qu'ils devaient s'équiper en chemin... Mais si elle ne peut même plus se moquer sans réelle raison, où va le monde ? J'étais une tête ? répète-t-elle ensuite, sans trop comprendre la question de son ami. Ah ! Non, pas du tout ! Je détestais l'école ! Et Seattle dans son ensemble, d'ailleurs. Avec tous ces petits citadins relous, là !

Quelques instants plus tard ils se retrouvent en tout cas à l'intérieur de la supérette et Kaya y va de son petit commentaire sur les républicains et ce qu'on trouve chez eux. Vous nous prenez pour des psychopathes ? C'est vrai ? s'étonne-t-elle suite à la remarque suivante d'Isa. Un peu dubitative, la lakota hausse les épaules : Pourquoi ? Tout le monde sait que les États-Unis étaient le meilleur pays. Avec des tares, certes, mais quand même... Bah nous on sait même pas où est l'Islande ! Alors, hein ! Un peu vexée la jeune femme ? Ouais ! Les colons sont des gros cons, ouais. Mais seule une native peut les juger !

Pas au point de leur octroyer, à elle et Joa, une possibilité de se retrouver à deux dans l'arrière boutique. Sauf qu'ils ne comprennent visiblement pas où elle veut en venir. Ca lui arrache un petit sourire dépité. Surtout lorsque l'islandaise l'accuse de vouloir se débarrasser d'eux. Ben vous avez pas envie d'intimité, un peu ? demande-t-elle le plus sérieusement du monde en retour. Tant pis pour eux. Ca l'arrange, hein, qu'ils restent avec elle. Même si c'est pour se retrouver à palper des serviettes hygiéniques avec Isa quelques instants plus tard. Ca a une date d'péremption, ces trucs ? C'est typiquement le genre de questions qu'elle ne s'est jamais posée, ça. Faut dire qu'elles ont appris à se passer de ce genre de confort avec le temps. En tout cas ca fera d'bonnes compresses si jamais l'un d'nous se prend une balle... Donc autant les embarquer. Ca changera des habituels substituts, moins confortables.

Vous avez d'quoi vous protéger, aussi ? demande-t-elle très logiquement dans la foulée. Des capotes, quoi ? Ou n'importe quoi qui peut servir à leur éviter de devoir composer avec un quatrième compagnon ? T'sais... Si vous voulez, j'peux vous bricoler des trucs avec les boyaux du prochain animal qu'on chassera ! T'as qu'un mot à dire ! Ce sera clairement dégueulasse mais toujours moins qu'une grossesse...

Et c'est là qu'un bruit résonne à travers le magasin. Un bruit de chute, en fait. Et qu'elles se rendent compte qu'elles ont un peu laissé Joa vadrouiller de son côté. Eh, tout va bien ? demande-t-elle en observant par-dessus le rayon dans lequel elles se sont engouffrées. Il s'est pété la gueule, c'est ça ?

Kaya faisait preuve d’une mauvaise foi qui m’arracha un regard blasé dans sa direction. Mais, contre toute attente, elle ne se vanta pas d’en savoir plus que les autres à l’école. Pourtant, elle était toujours la première pour nous servir une remarque bien sentie. Je ne cherchais même pas à participer au débat des filles, chacune défendant toujours chèrement ses valeurs face à l’autre. Choisir un camp entre ces deux-là risquait de m’attirer sur un terrain glissant. Le voyage promettait d’être long.

J’échangeai un regard dubitatif avec Isalín quand Kaya nous proposa de nous laisser un peu d’intimité au fond du magasin. Un sourire amusé me vint naturellement. « Non, t’inquiètes… on fera ça quand tu essaierais de dormir ! » La charriai-je aussitôt. « Tu nous prends pour des bêtes ou quoi ? On n’a pas besoin de s’envoyer en l’air toutes les deux heures dans un coin sombre quand même… enfin c’était au début ça ! »

Je poursuivis mes recherches dans l’ancienne superette sans rien trouver de probant pour ma part. Je relevai la tête à entendre les deux filles discuter devant l’une de leurs trouvailles. « Vous avez trouvé quoi ? » J’entrevis la boîte qu’Isalín tenait en main, lâchant finalement un « Ah… » un peu déçu. Je devins réellement perplexe quand Kaya proposa de s’en servir comme de compresse. « Il y a pas plein de produits chimiques là-dedans ? » Est-ce que j’avais vraiment envie de savoir ? Et comme si elle se faisait un malin plaisir de tenter de nous mettre mal à l’aise concernant nos relations sexuelles – ce qui devait cacher quelque chose la concernant – elle nous proposa directement ensuite de nous confectionner des capotes à partir de boyaux. « Tu sais faire ça ? Cool ! » Si c’était moi qu’elle pensait choquer, c’était raté. J’avais ouvert quantité d’animaux pour apprendre sur le tas à être vétérinaire. Je savais pertinemment à quoi les boyaux de mouton pouvaient servir dans l’ancien temps.

Je poursuivis mon exploration de mon côté en les laissant discuter entre elles. Tout avait été retourné depuis longtemps, au point que certains rayons étaient les uns sur les autres comme un véritable jeu de domino. Je les remis en place un à un pour tenter de me frayer un chemin, dans l’espoir de trouver quelque chose d’utile qui aurait été abandonné entre les débris. Une main m’attrapa soudainement à la cheville et me fit tomber avec le rayonnage que j’avais entre les mains dans un boucan de tous les diables. A moitié étourdi par ma chute, je me dégageai par réflexe de la prise du rôdeur pour m’extraire d’entre les rayonnages en rampant à moitié. Sauf qu’il me suivait à la même cadence… et j'étais trop à l'étroit pour dégainer ma lame. « Les filles ?! Un coup de main ! »