Tout en traversant la pièce avec précaution, la jeune femme écoutait pudiquement le récit de son ami. Ce n’était pas rien qu’il accepte de se confier, surtout après leur petit accrochage. Elle se souvenait effectivement de la prison pour mineur mais Simon ne lui avait encore jamais parlé de la suite. La violence infantile de son frère, même à travers le prisme de trois ans de survie, était sombrement impressionnante. Par empathie, le cœur de Selene se serrait et sa gorge se nouait à mesure que la voix de son aîné ne diminuait.

- Je… je vois…, souffla-t-elle doucement quand le silence les surprit à nouveau, est-ce que… ça va ? Demanda-t-elle un peu machinalement.

Elle sentait que son ami n’osait plus la regarder. La cafétéria avait l’air sûre, aucun bruit ne provint des cuisines après qu’elle eut tapé du pied dans une table, alors la musicienne prit le risque de cesser un moment de scruter le moindre recoin pour le rejoindre. Doucement, elle posa une main sur son épaule. Le contact ne se prolongea pas, parce qu’elle était elle-même mal à l’aise et ne savait pas comment réagir, mais elle ne put s’empêcher de lui dire avec une douceur qui contrastait avec sa récente humeur :

- Tu sais, tu n’es… tu n’es pas responsable de comme était ton frère ou… de ce qu’il a fait depuis que l’épidémie a commencé…

Ça lui paraissait important de le dire. Sans doute parce qu’elle avait la vague sensation – peut-être fausse – que Simon se sentait honteux. Si ce n’était pas ça, au moins était-il perturbé. La pianiste soupira : il n’avait vraiment pas eu de chance avec ses fréquentations. En dépit de la contrariété latente qu’elle ressentait toujours, Selene ne pouvait s’empêcher de regretter de s’être montrée aussi dure avec lui. Il faisait de son mieux et parfois, elle en oubliait sa sensibilité.

- Tu l’as revu où ? Tu penses qu’il… qu’il serait toujours en vie ? Interrogea-t-elle le plus naturellement possible.

Difficile d’être complètement neutre. Il y avait la curiosité, bien sûr, qui la poussait instinctivement à vouloir en savoir plus, mais il y avait aussi la cheffe de groupe qui se trouvait taraudée de questions potentiellement obsédantes : était-ce proche d’ici ? Ou est-ce qu’il risquait de représenter un danger pour le ranch ou les anciens habitants de la prison ? Ils ne pouvaient se permettre de combattre sur deux fronts en même temps, mais… même si c'était pénible, aucune faille ne devait être négligée.

- Merci…, souffla-t-elle à son complice qui, une fois de plus, complimentait sa manière de faire.

Ce serait mentir affreusement que de dire que ça ne lui faisait pas plaisir. La jeune femme doutait tellement d’elle-même que tout soutien était bon à prendre. Savoir que Simon appréciait sa personnalité, même s’il était certain qu’il l’idéalisait un peu, la touchait sincèrement. A cet égard, elle garda pour elle la pensée pessimiste qui lui restait à propos de son frère. A savoir que s’ils étaient amenés à le rencontrer, lui et son groupe violent, ils n’auraient d’autre choix que de mettre un terme – vraisemblablement définitif – à ses activités. Certes, le concerné se trouvait dans l’absolu au sud de Seattle, mais… les événements avaient bien prouvé que les survivants se déplaçaient beaucoup désormais. Si la prison de Gig Harbor avait pu rencontrer le ranch d’Issaquah, alors ils n’étaient qu’à un coup de malchance de tomber sur une autre assemblée malveillante. Potentiellement celle de l’aîné King.

A mesure qu’ils approchaient de la cuisine, l’odeur devenait agressive et nauséabonde. La faute aux aliments décomposés comme le suggérait le trentenaire, sans doute, mais certainement surtout aux excréments de rongeurs qui devaient pulluler dans le coin désormais. D’ailleurs, quelques couinements se firent entendre à leur approche et, bien qu’elle sursauta, Selene ne fut pas vraiment surprise de voir une ribambelle de souris s’échapper d’un sac de riz. Couvrant son ami et lui prêtant la lumière de sa torche en complément de la sienne, elle fut aux premières loges pour assister à sa maladresse. A cause de la tension qui leur collait à la peau jusque là, elle ne put s’empêcher de rire brièvement en voyant la mine de son comparse.

- Sincèrement, je pense que tu as connu pire, plaisanta-t-elle en évoquant bien entendu des éclaboussures de sang de macchabée, mais… on n’emporte pas celle-ci du coup.

Ce n’était vraiment pas une époque où il fallait ramasser ce qui était tombé par terre. Certes, ils n’étaient pas suffisamment confortables en termes de nourriture pour faire la fine bouche et en même temps, la musicienne préférait avoir faim que mourir d’une intoxication stupide. Heureusement, il y en avait d’autres des conserves de salade de fruit. Néanmoins, pour les atteindre, les doigts de la pianiste entrèrent en contact avec des substances pâteuses, molles et humides.

- Ah c’est dégueulasse ! Protesta-t-elle, c’est plein de crottes de souris là-dedans !

Elle avait presque envie de ne rien prendre du tout, mais le principe des boîtes en fer blanc, c’était qu’elles ne laissaient rien entrer ou sortir, n’est-ce pas ? Étonnant la sélectivité du cerveau humain. Elle était désormais capable de patauger dans les tripes de charognes mais était répugnées par quelques déjections de rongeurs. Non sans grimacer, Selene descendit du placard deux boîtes dont les étiquettes avaient été complètement rongées et…

- Hum… nan.

Pas de chance : les conserves étaient gondolées, voire noircies par endroit, signe que le produit à l’intérieur avait été contaminé et avait moisi. Sincèrement : elle ne voulait pas savoir par quoi !

- Ok, souffla-t-elle en laissant son compagnon se hisser pour attraper autant de boîtes que possible.

Par réflexe, Selene grimaçait en imaginant ce que les doigts de son aîné devaient rencontrer. Les nuisibles avaient visiblement trouvé bon de s’installer ici et sans aucun Homme pour les en dégager, ils avaient proliféré plus que de raison. Quelque chose devait avoir nui à l’hermétisme des conserves, peut-être tout simplement l’acharnement des souris et des rats, mais seules deux étaient visiblement encore comestibles. Dépitée mais pas démoralisée, la musicienne rangea dans son sac l’une des deux trouvailles. On ne pouvait pas avoir survécu si longtemps sans s’être habitué aux déceptions de ce genre.

Elle commençait à peine à se détendre quand un bruit de porte la fit sursauter. Vu comme ils étaient proche de la ferme qui leur servait d’abri temporaire, la pianiste pensa machinalement qu’il s’agissait de quelqu’un – Duncan ou Sarah par exemple – qui venait leur prêter main forte. Néanmoins, il ne fallut que quelques éclats de voix pour qu’elle se rende compte de son erreur. Ses yeux glacier se froncèrent et rencontrèrent les orbes paniqués de Simon. Il l’entraina vers le fond de la pièce et dans un premier temps, elle ne résista pas.

D’un signe de tête, Selene désigna l’ancienne chambre froide qui n’était désormais plus qu’une pièce remplie de sacs éventrés où régnait une pestilence agressive. Trois ans de déjections de rongeurs, encore. Il fallut pourtant se faire violence pour se glisser à l’intérieur et se cacher derrière le battant entrouvert du frigo. Un frisson glacé lui descendit le long de la colonne alors qu’elle entendit les deux types – elle entendait deux voix en tout cas – pénétrer dans la cuisine.

- Sérieux, on trouv’ra rien ici.
- Si j’te dis ! Quand ma gamine était à l’école, elle bouffait qu’des merdes en conserve. L’armée a pu récupéré les stocks en ville, mais pas ici.
- Pffff… ça pue mec, on va trouver qu’des rats j’te dis. Ils ont eu l’idée avant toi.
- Ta gueule et cherche.

Le plus doucement possible, la musicienne vérifia que son glock était opérationnel et ôta la sécurité. Elle ne présumerait pas de l’intégrité de ces deux bougres mais s’ils étaient ici, c’était qu’ils étaient dangereusement proche de leur campement de fortune. Ils avaient eu suffisamment de mal à trouver un point de chute temporaire pour devoir le risquer. Elle savait alors qu’il n’y avait qu’une issue possible : entrer en contact et espérer que ces gars acceptent de partir sans faire d’histoire. De l’index accolé à ses lèvres, elle fit signe à Simon de rester planqué et s’extirpa de la chambre froide, canon en avant.

- Désolée, j’étais là avant.
- Wow, douc’ment mon cœur, on savait même pas qu’t’étais là.
- J’suis pas ton cœur, rétorqua-t-elle sèchement – elle avait toujours détesté les mecs qui l’affublaient de ce genre de surnom, vous êtes seuls ?
- P’quoi t’poses pas ton joujou d’jà ?
- Hey, c’est bon Eric, tempéra le plus âgé des deux, y’a qu’nous. On a pas vu un type d’puis des jours et on a la dalle. Baisse ton arme s’teuplait.

Même s’ils étaient tous les deux à distance et qu’ils levaient vaguement les mains, Selene ne les aimait pas. Elle n’aimait pas leur regard surtout. C’était celui des survivants qui en avaient trop vus et trop faits. Ceux qui ne voyait plus les vestiges du monde que comme un grand terrain de jeu. Elle pencha légèrement la tête sur le côté pour les examiner. Ils n’avaient en apparence que des armes blanches et un sac-à-dos de camping chacun. Plusieurs tâches de sang sur les fringues aussi, comme beaucoup de monde. Comment être certaine que si elle les laissait partir, ils ne reviendraient jamais maintenant… ?

- Vous êtes que de passage alors ?

- Y’a rien ici, mentit-elle en fixant le type qui semblait le plus raisonnable des deux, et même si c’était le cas, je vous laisserai rien. Partez s’il vous plait.

Sa mise en garde était ferme. Décidée. Instinctivement, elle ne les aimait pas, il suffisait de voir la façon avec laquelle ils s’adressaient à elle pour comprendre le genre de personnes dont il s’agissait, mais elle ne pouvait pas les abattre sans sommation. Au moins se devait-elle d’avoir essayé. S’ils partaient sans faire d’histoire, s’ils ne revenaient jamais dans le coin, ce serait toujours deux cadavres de moins sur sa conscience.

Sa bouche s’ouvrait pour réitérer lorsque la voix de Simon résonna dans son dos. Il avait créé la surprise, certes, sauf qu’il avait aussi pris de court la jeune femme qui avait machinalement tourné la tête vers lui. C’était l’instant d’inattention qu’attendaient les deux types. Le dénommé Eric franchit d’un bond la distance qui le séparait de Selene. Elle perçut le mouvement du coin de l’œil, son index pressa la détente par réflexe. Trop tard. L’homme avait dévié son bras et la balle fit exploser la lampe d’un néon silencieux depuis longtemps.

- P’tain, t’as déconné meuf, grognait-il, les mains refermées sur ses poignets graciles.

La musicienne avait beau lutter, le type avait bien plus de force qu’elle. La douleur dans ses avant-bras lui donnait l’impression que sa poigne allait briser ses os. Tous ses muscles se crispèrent, elle tenta de lui envoyer un genou dans l’estomac. Comme un ours, l’agresseur expira un souffle rauque mais ne fut pas déstabilisé. Il sut même la retenir à une main et lui administra un revers en plein visage qui passa à rien de lui décrocher les cervicales.

Étourdie, la pianiste laissa échapper son arme. Avant qu’elle n’ait pu reprendre ses esprits, un choc dans le foie lui coupa le souffle et lui scia les jambes. Tombée à genoux, elle toussa à en cracher ses poumons, une vague de douleur ramifiée dans son abdomen. La vision encore brouillée de tâches multicolores, elle se sentit redresser de force par Eric, qui la plaqua fermement contre l’un des plans de travail dégueulasse. Dos à lui, penchée en avant, joue écrasée sur la surface crasseuse et à moitié étouffée par la pression exercée sur sa nuque ; une position vulnérable qui ne laissait aucun doute sur les intentions du sale type.

- Kylian a raison : ç’fait graaave longtemps qu’on a vu personne, et encor’moins d’nana.

Elle n’aurait su dire s’il lui parlait à elle ou s’il s’adressait à Simon. Que lui était-il arrivé d’ailleurs ? Sans doute pris à partie par le second étranger. Putain. Il fallait qu’elle fasse quelque chose. Ses méninges turbinaient, évaluant la situation à toute vitesse. Guidée par les pulsions de ses instincts de survivante, elle attrapa le couteau de chasse fixé à sa ceinture, l’extirpa de son étui et le planta aussi fort que lui permettait sa position dans la cuisse de son oppresseur. Le gars poussa un cri et desserra son étreinte, suffisamment pour qu’elle puisse se relever d’un bond et lui envoyer l’arrière de son crâne dans le nez.

Nouveau grognement étouffé, Eric tituba en arrière. Son visage était en sang, le cartilage fendu. Le tissu de son pantalon aussi s’imbibait d’un liquide sombre. Un répit de courte durée, car Selene avait été sonnée par le choc. Après avoir fait volte-face, il lui fallait prendre appui sur le plan de travail pour tenir debout. Ce n’était pas terminé…