Le groupe se disperse rapidement dans la maison vide de toute présence hostile, humaine ou rôdeur, alors que de mon côté, mon gros sac sur une épaule, et Gemma calée contre ma hanche, je monte les escaliers, à la recherche d’une chambre dans laquelle déposer nos affaires. J’ai à peine ouvert la première porte que les yeux bruns de notre petite étoile, comme le dit si bien Isha, se mettent à pétiller face à la décoration des lieux. Bon…j’imagine qu’on a trouvé notre chambre du coup. Gemma toujours contre moi, je m’arrange pour nettoyer un coin de la pièce, où je la dépose doucement avant de m’occuper du reste de la pièce. Maintenant que cette petite chipie crapahute partout à quatre pattes, il est hors de question de la laisser faire le ménage avec ses vêtements, qu’on a déjà tant de mal à garder propres. Le sac de couchage est étendu sur le lit en prévision de cette nuit à venir, et après avoir couvé la gamine encore quelques instants, je l’attrape par la taille pour bisouter ses petites joues.

De retour en bas, je laisse Gemma quelques instants avec sa tante Allia, ou du moins celle qui a prit ce rôle dans son cœur, et vais faire le tour des placards en espérant y dégoter quelque chose pour le repas du soir. J’entends vaguement la porte d’entrée s’ouvrir, annonçant qu’Isha a sûrement fini avec ce camion des enfers chronophage, et je finis dans ma lancée avant de rejoindre le salon duquel les deux Cornwell de mon cœur ont disparu. Prenant le temps de faire un détour par la salle de bain en me doutant de l’état dans lequel sera mon mari au vu du temps qu’il fait dehors, j’attrape plusieurs serviettes, et retrouve le chemin de cette chambre de petite fille, sans doute vide depuis trop longtemps. Je ne me suis pas trompée en imaginant que les deux seraient là, et alors que Gemma s’occupe déjà de montrer à son père toutes ses trouvailles, soit les jouets de la gamine qui habitait ici avant, ce qui m’arrache un sourire amusé, je reste à les observer en silence quelques instants.

Sans un mot, j’arrive derrière Isha, qui est aussi trempé que je l’imaginais, et coinçant les serviettes entre mes jambes, je lui retire ce cuir usé qu’il ne quitte jamais, comme moi je ne quitte que rarement ma veste de pompier. Toujours en silence, je dépose une première serviette sur ses épaules, avant de me serrer contre lui, mes mains enlaçant sa taille. Après de longues secondes de cette étreinte mouillée, je finis par déposer une autre serviette sur ses cheveux, et les ébouriffe pour en chasser la pluie qui les a imbibés. Gemma éclate de rire, sans doute parce que c’est son moment préféré à elle après lui avoir lavé les cheveux, et quand la serviette devient trop mouillée, je la lance juste à côté de la porte. « -Tu devrais enlever tes habits avant de tomber malade…je peux même te donner un coup de main si tu veux. » Il le sait déjà qu’il risque d’avoir des pépins s’il garde ses fringues trempées, j’en suis sûre, et pourtant les mots ont quitté mes lèvres sans que je m’en rende compte, peu désireuse que je suis de voir le brun avoir des ennuis de santé.

Quittant mon poste derrière lui, je lui tends la dernière serviette, la plus grande, avant de venir m’accroupir, puis m’assoir par terre à côté de Gemma, qui me tend déjà l’un des jouets sur lequel elle a mis la main : « -Qu’est-ce que t’as trouvé de beau ? » Pour toute réponse, elle agite la poupée avec un enthousiasme non feint qui me provoque un sourire. Par réflexe, mon regard part à la rencontre de celui d’Isha, et pour le coup, mon sourire ne tarde pas à se faner face à l’expression de son visage. Je l’observe quelques instants, alors que la minimoy a déjà délaissé la poupée pour s’intéresser à autre chose. « -Hum hum…je connais ce regard. Dis-moi à quoi tu penses… » Il a son expression beaucoup trop sérieuse des mauvais jours, celle qu’il arbore peut-être même sans s’en rendre compte quand ses pensées ne sont pas très joyeuses.

Avec Isha, et sans doute parce qu’on est aussi peu doués en communication l’un comme l’autre, on a fini par développer cette étrange faculté de comprendre ce qu’il se passe dans la tête de l’autre à son attitude, et d’entendre même dans les silences. Et je connais suffisamment bien mon mari pour savoir que là, tout de suite, ce n’est pas le 4 juillet et sa fanfare dans sa tête. Loin de là même. Cela fait plusieurs jours que je le vois ruminer dans son coin quand il pense être à l’abri du moindre regard, et préférer ne rien dire quand il vient me rejoindre le soir. Mais maintenant qu’on est en tête à tête, peut-être que j’arriverai à faire cracher le morceau à cette bourrique. Quand son regard sombre se pose sur moi, il a l’expression de celui qui s’est fait prendre en flagrant délit, et ça m’arrache un léger sourire. Récupérant ce cube en bois que Gemma fourre dans ma main, je reporte mon vite mon regard sur Isha qui finit par expliquer, à voix basse, ce qui trotte dans sa tête, et empoisonne ses pensées.

Bien rapidement, et sans répondre tout de suite, je me relève pour avancer vers lui, attrapant le t-shirt trempé entre ses mains pour aller l’étendre sur une chaise. Quand je reviens, il a toujours sa tête de constipé, mais le discours a radicalement changé, me laissant croire qu’il regrette déjà ce qu’il a pu dire juste avant. Fermant la porte de la chambre, pour échapper aux oreilles indiscrètes et nous retrouver tous les trois, je retourne auprès de lui, me postant juste à quelques pas devant d’Isha, et suis obligée de lever la tête. J’attrape la serviette qui était sur ses épaules encore quelques instants plus tôt, et qui pend maintenant au bout de son bras, serrée dans sa main, puis je prends le temps qu’il faut pour essuyer sa peau humide, et ses cheveux trop longs qui dégoulinent encore un peu. « -Explique-moi pourquoi tu veux plus y aller…parce qu’à Seattle aussi y’en aura sûrement des maisons comme celles-ci…Gemma s’adaptera à n’importe quel endroit, et moi…tant que vous êtes là tous les deux, je me moque du reste… » Je lève la main pour repousser une mèche de cheveux beaucoup trop longue de devant son regard, en lui adressant un petit sourire rassurant. « -Faudrait demander à ta femme de mettre un coup de ciseau là-dedans ! » que je lui dit dans un sourire complice, pour essayer de le détendre un peu. Je sais pourtant qu’il ne dit pas tout de ce qu’il se passe dans sa tête, et même si on s’est promis de jamais forcer l’autre à lâcher ce qui lui minait le moral, je veux qu’il sache que quand il en aura envie, ou besoin, je serai là.

Me reculant, je finis par glisser un doigt dans la ceinture de son jean, lui lâchant un « -Enlève-ça, maintenant… » avant de prendre appui sur le petit bureau derrière moi pour lui laisser l’espace suffisant pour faire le nécessaire. Je ne me gêne pas pour détailler sa silhouette sèche et musclée pendant qu’il se déshabille, alors que je finis par poser mon cul sur le meuble. « -On peut essayer d’en discuter avec les autres, pour Seattle. » Je lâche un léger soupir, et fais une petite moue, un peu malgré moi. « -Mais…Mallowe est la seule d’entre nous à avoir encore de la famille quelque part, alors… » Je suis incapable de finir ma phrase, les mots se bloquent dans ma gorge, que je prend le parti d’éclaircir d’un petit raclement. Est-ce qu’on peut vraiment priver l’une des nôtres de retrouver sa famille, juste parce que ce périple est plus long et plus pénible qu’aucun d’entre nous aurait pu l’imaginer ? Je soupire une nouvelle fois, avant de fixer la petite tête brune de Gemma, bien loin de tous nos problèmes d’adultes maintenant qu’elle a tous ces jouets entre les mains. « -S’ils partent sans nous…sans toi plutôt, ils vont pas aller loin. Le camion demande beaucoup trop d’entretien, et t’es le seul à savoir y faire. On dirait une vieille maîtresse capricieuse qui te prend tout ton temps ! » J’essaye de sourire, mais dans les faits, je me doute que ce rôle doit être lourd pour ses épaules, que ça ne doit pas être facile tous les jours quand cinq personnes comptent ainsi sur vous, presque aveuglément.

Je vois bien qu’il ne me dit pas tout, et pourtant, je n’arrive pas à m’en agacer. Je sais que ce long voyage, qui atteindra bientôt les un an, commence à peser sur les nerfs de tout le monde, et engendre parfois certaines tensions au sein du groupe. Ces derniers temps, on se déchire bien plus souvent que lors de notre départ, les mots sont parfois durs, et les silences bien longs. Si tout finit toujours par revenir à la normale, du moins ça a toujours été le cas jusqu’à maintenant, les conséquences sur le moral sont pourtant bien là, et entament peu à peu notre résistance, j’en ai bien conscience. La lassitude se lit sur nos traits épuisés, et ce voyage qui n’aurait dû durer que quelques mois devient de plus en plus pesant au fur et à mesure que les jours passent. J’imagine donc sans peine que c’est quelque chose de similaire à ces pensées-là qui trotte dans l’esprit d’Isha, et vient perturber ce sourire que j’aime tant.

Quand il m’attire contre lui, mes fesses quittent le bord du bureau, et il m’étreint contre sa silhouette avec force, pressant son torse contre ma poitrine, alors que mes bras enserrent sa taille, ma joue contre son épaule nue. Parfois, les mots sonnent bien trop creux, et la seule chose qui puisse mettre du baume sur un cœur meurtri sont les deux bras de l’être aimé. Alors, je m’applique à caresser son dos, à essayer de transmettre dans cette étreinte l’apaisement que je souhaiterai lui faire ressentir. Notre moment à deux ne dure pas bien longtemps que Gemma est déjà en train de tapoter la jambe d’Isha pour se joindre à nous, elle qui semble avoir un radar dès que son père me prend dans ses bras. Je souris, amusée par ce petit caractère déjà bien prononcé, alors que le brun la porte, et que je chatouille son petit bidon. Là, avec notre fille entre nous, dans cette chambre de gamine, avec un toit au-dessus de nos têtes, et cette sérénité qui nous entoure, je l’entends à nouveau dans ma tête me demander de tout plaquer, de laisser Seattle où elle est, et putain, la tentation de dire que j’accepte est grande. Tout serait tellement…plus simple. Plus de route, plus de Love Mobile, plus d’obstacles. Rien que l’opportunité, enfin, de se poser quelque part, et de faire mieux qu’à Détroit. Je me ressaisis vite en chassant tout ça d’un geste de la tête, et pose mes lèvres sur les cheveux bruns de Gemma, alors que celle-ci se désintéresse déjà de ses parents pour retrouver le sol, et les jouets éparpillés un peu partout.

Alors que mon regard attendri suit la gamine qui crapahute, un sourire vient étirer mes lèvres aux mots d’Isha, alors qu’il m’attrape de nouveau pour m’enlacer, loin des yeux envieux de la Mininous. Mon sourire devient un peu plus malicieux aux mots qu’il glisse à mon oreille, alors que je me recule légèrement pour plonger mon regard dans le sien : « -Tu sais bien que je préfère quand c’est toi qui me les enlève… » Mon sourire s’étire encore davantage, avant qu’il me fasse subitement froncer les sourcils à ses nouvelles paroles. Je le laisse finir, mais il n’a pas besoin que j’ouvre la bouche pour déjà savoir ce que ses mots m’inspirent. Mes mains viennent se poser de chaque côté de sa mâchoire, alors que je plonge mon regard dans le sien, d’un air sérieux : « -T’excuser de quoi, exactement ? Isha, t’as roulé toute la journée sous la pluie, et hier, et avant-hier…c’est normal que tu sois fatigué. C’est même nous qui devrions nous excuser de pas insister plus pour te faire changer d’avis quand tu décides de prendre le volant. » Je ne sais pas quelles responsabilités il a décidé de se mettre sur le dos, tout seul comme un grand, et de n’en parler à personne, mais je n’aime pas ça, pas quand je vois ses traits tirés par la fatigue et la pression qu’il doit ressentir.

Mes mains glissent de sa mâchoire à ses épaules, que je presse légèrement après avoir pris quelques secondes de réflexion : « -J’irai dire aux autres tout à l’heure de pas hésiter à s’installer. On va rester ici pour la semaine, et plus longtemps si ce temps de mer…euh… » Je m’arrête in extremis et lance un regard à Gemma, imperturbable. « -Si ce temps mouillé continue…On a tous besoin de repos, toi le premier, alors c’est non négociable. Et puis…on pourra se prendre un peu de temps pour nous trois comme ça. » Est-ce que c’est une bonne idée de se poser quelques jours quand la moitié des participants à ce road-trip des enfers a juste envie de poser ses bagages définitivement ? Peut-être pas…mais Naya disait toujours qu’à force de tirer sur la corde, elle finissait par rompre, et pour une fois, j’ai envie d’être une petite fille obéissante, et de prendre en compte ce sage conseil.

Gérer les autres ? Je suis prête à y aller de ce pas, et je défie un seul d’entre eux d’essayer de mettre des bâtons dans les roues de ce projet. De toutes façons, soyons lucides, on est sur la route depuis tellement longtemps, et aussi tellement loin d’arriver à Seattle, que quelques jours de repos ne feront de mal à personne, et surtout, ne feront aucune différence. Et puis, il suffit de voir nos tronches à tous, pour comprendre que quelques nuits de sommeil dans un vrai lit seront plus que bienvenues. Ses petites allusions me font plus que sourire, et après un nouveau baiser, et la perspective d’une journée à venir pas si reposante que ça, je lui réponds juste avant de m’avancer vers la petite : « -Si je veux vraiment qu’on ai la journée de demain pour nous tous seuls, je vais éviter de dire que garder Gemma est une corvée ! » Je dépose un tendre baiser sur les cheveux de celle qui me fait comprendre que je la dérange dans son jeu avec sa nouvelle poupée, et m’éclipse non sans lever les yeux au ciel et esquisser une moue amusée malgré tout.

Laissant donc la Minimoy aux bons soins de son père, je descends retrouver les autres, qui sont en train de terminer de préparer le repas. Les portions sont réparties dans différentes assiettes, dont je garde une part pour Isha, et au bout de quelques minutes, celles dont j’ai besoin pour préparer mon argumentaire, je me lance dans la discussion, annonçant qu’on va rester ici pendant quelques jours. Pour couper court à toutes protestations, je précise que c’est non négociable, et que quiconque se plaint peut toujours avancer sous la pluie à pieds, et qu’il ou elle sera rattrapé par les autres, et le camion, d’ici quelques jours. Pourtant, les expressions se détendent vite, et j’imagine que tous se rendent rapidement compte que rester dans cette maison nous sera bénéfique à tous. Ce temps nous pourrit littéralement la vie, et complique encore plus notre trajet, alors autant attendre que l’accalmie passe. Je n’ai pas besoin d’insister longtemps pour qu’Allia accepte de veiller sur Gemma le lendemain, dont la gamine a gagné le cœur malgré ses airs de grosse dure insensible.

On reste un peu ensemble tous les trois, et après leur avoir assuré que je prendrais la prochaine garde, après avoir passé cette nuit avec Isha, je récupère son assiette, et remonte à l’étage. Là, j’entends la voix du brun raconter une histoire à Gemma, et par curiosité, me rapproche de la porte, restant hors de portée de vue des deux autres Cornwell. Un léger sourire attendri étire mes lèvres, et ne voulant pas m’immiscer dans cet instant père-fille privilégié, je me rends dans la chambre d’en face, qui sera la nôtre pour les jours à venir. C’est le genre de suite parentale qu’on retrouve dans les maisons que j’aurai pas pu me payer avec mon salaire de pompier, où la salle de bain a été intégrée dans la chambre, rien que ça. En tout cas, la pièce est vaste, un peu trop au regard de nos maigres possessions, et cet énorme lit me fait déjà de l’œil, alors qu’après avoir posé l’assiette du brun sur la table de chevet, je vais récupérer des bougies dans mon sac à dos, que je dispose dans la pièce.

Isha est toujours avec Gemma, et j’en profite pour aller me poster devant la fenêtre, et observer un peu ce qui se passe dehors. Autant dire que je ne vois pas grand-chose avec l’obscurité qui règne au-delà de la fenêtre, et que mon regard est vite attiré par les étoiles. Voilà quelque chose de toujours rassurant, et auquel se raccrocher. Le monde a beau continuer à tourner, et changer irrémédiablement, il suffit de lever le nez en l’air pour voir qu’au fond, certaines choses restent immuables. Et c’est…réconfortant. Des bruits de pas dans mon dos me font me retourner, alors qu’un sourire étire mes traits quand mon regard se pose sur le visage d’Isha : « -Ah…voilà le prince voleur de mon cœur…ça a été avec le petit monstre ? » Je lui adresse un sourire amusé, avouant le fait que j’ai écouté une partie de sa petite histoire du soir, avant de lui montrer de l’index son repas qui l’attend sur la table de chevet. « -Ils sont tous d’accord pour rester quelques jours ici…et j’ai même pas eu besoin de sortir les griffes. » Il faut dire que si l’un d’entre eux avait commencé à râler, ça aurait été de la flagrante mauvaise foi. Je me tourne de nouveau pour faire face à la nuit noire et aux étoiles, avant de rajouter, Isha dans mon dos : « -Oh…et Allia nous garde Gemma demain…mais, faudra pas trop m’épuiser, c’est moi qui suis de garde la nuit qui vient… »