Je ne sais plus quoi penser - je ne sais plus quoi faire. Cette virée à Seattle me tord dans tous les sens, m’emplit d’espoirs pour les broyer aussitôt. Au moins la chaleur a fini par retomber. Le dispensaire ne pouvait plus accueillir davantage de cas de déshydratation et d’insolations, ils encombraient un système déjà tendu. Toute consolation est bonne à prendre.

J’enveloppe la fraîcheur toute relative de mon verre d’une main, les yeux cherchant les gardes de New Eden qui m'accompagnent dans cette sortie improvisée. Ils viennent de m’abandonner à la table, l’un d’eux s’en est allé s’expliquer avec un local trop ivre, un autre s’accoude au bar en parlant avec une femme légèrement vêtue malgré la bague qui lui enserre le doigt, le troisième va assouvir sa curiosité en admirant le combat qui se déroule dans ce qui devait être une piscine par le passé.

Notre réputation ici est... ambiguë. Certains sont fort aimables, polis et souriants mais la parole des Remnants semble peser mille fois plus que la nôtre, la haine a grandi, s’est immiscée dans les esprits et… certes cette société est fortement critiquable, je suis bien placé pour m'en rendre compte mais… je ne crois pas que tout soit à jeter.

J’hésite à prendre une gorgée de bière, y vais presque par réflexe avant de me raviser, la parano naissant dans un coin de mon crâne. Ce serait si simple de glisser un poison dans ce qu’ils nous servent. Je balaie le bar du regard, en croise beaucoup en retour. Mauvais ou curieux. Parfois, je lis l’envie de me tuer difficilement contenue. Impossible de se fondre dans le décor. Je crois que tout compte fait, je ne vais pas m’attarder… Je me pince les lèvres et poursuis le petit tour, passant d’un visage à l’autre, et puis, revenant sur un échange de regards rompu trop vite.

Malgré mes airs soucieux impossible à masquer, j’esquisse un léger sourire. L’homme se tient pas loin de la piscine, légèrement détaché de la foule. Il n’a pas l’air menaçant, c’est tout autre chose qui se dégage de lui. Je le fixe une seconde, baisse les yeux vers la boisson suspecte, les tourne vers mes alliés bien occupés et décide de me relever dans un petit soupir.

Je rejoins presque naturellement le quarantenaire. Debout à ses côtés, je jette un oeil curieux à ce qu’il se passe au fond du bassin. Deux hommes sont en train de se battre, une gerbe de sang dégage de la gueule de l’un d’eux pour éclater au sol. Je grimace légèrement par compassion. De l’autre côté du spectacle, mon allié les encourage avec beaucoup de ferveur. Je me demande s’il me voit.

J’adresse un sourire un peu plus franc au quarantenaire. De beaux yeux clairs à vous transpercer l’âme. “Vous savez pourquoi ils se battent ?” que je demande tout naïvement en reportant mon attention sur le feu de l’action. Il s’en dégage une énergie puissante, grisante. L'effervescence, le chaos qui habite cet endroit pousserait à bien des faux pas. Ca n'est pas une mauvaise chose que j'ai abandonné mon verre : j'aurai besoin de toute ma tête pour faire preuve de suffisamment d'adresse. J'observe quelques seconde les combattants avant de me présenter, brièvement, “Je m’appelle Ray. Vous ?”

“Qu’est-ce qu’il y a à gagner ?” que je demande du tac au tac, sincèrement piqué dans ma curiosité. Il n’y a pas de système d’argent à proprement parler de ce que j’ai pu voir, alors sans doute s'agit-il de ressources comme celles que le dispensaire reçoit en paiement pour le soin des malades.

Mais Richie - c’est rare qu’on se présente directement d’un surnom mais soit - affirme ne pas être un habitué, et ne pourra donc sans doute pas me documenter tout leur système de combat. Ça n'est pas bien grave.

L’un des types dans la piscine tombe k.o, et j’ai le réflexe de chercher du regard un médic qui viendrait à son secours. Léger froncement de sourcils quand personne ne semble se présenter mais pas le temps d’observer davantage, la foule se met en mouvement, ceux qui étaient assis se relèvent et je recule docilement avec mon nouvel ami. Certains se disputent, d’autres rient aux éclats. Ça m'intimide, même si j’essaie que ça ne transparaisse pas.

“C’est la première fois que je reviens à Seattle depuis… le début des évènements.” Pas loin de six ans. Des années de galères, de deuils. “J’habitais ici, avant. Dans le quartier de Queen Anne ?” je l’interroge du regard une seconde, l’air de dire “vous connaissez ?” avant de le détourner vers l’entrepôt en ruine, nouvel épicentre crasseux de l’activité humaine. “La ville a tellement changé…” Petit soupir nostalgique. Il n’a peut-être pas envie que je lui raconte ma vie, alors je me reprends sur ce qui est plus immédiat, “Je suis de New Eden, vous l’avez probablement deviné comme la plupart des personnes ici. Je suis médecin - enfin kiné, de base, mais…” Parait qu’il faut que j’arrête de souligner la nuance. Ca nuit à ma crédibilité. Je croise doucement les bras et continue, “J’ai pu quitter le dispensaire le temps d’une soirée avec quelques-uns de mes collègues, ils sont tous bien occupés de leur côté, donc…” Nouveau coup d’oeil vers mon interlocuteur, le pauvre élu de ma soif de sociabilité.

“Vous n’aviez pas l’air de vouloir me tuer, c’est un bon début compte tenu des circonstances.” Je lui adresse un sourire amusé, un brin charmeur. Bien sûr ça pourrait être tout à fait déplacé. Et si c’est le cas, tant pis. Parler avec quelqu’un dont la cervelle n’a pas été lavée et essorée par les doctrines qu’on nous sert à toutes les sauces à Walla-Walla, c’est déjà extrêmement libérateur.

“Je ne suis pas là pour poser des questions, enfin sauf pour satisfaire ma propre curiosité. Mais si vous en avez, j’y répondrai.” Avec autant d’honnêteté que la menace du pilori pourrait me le permettre.

Quand il rit à ma remarque sincère en se moquant de moi, j’ai… une petite moue embarrassée. Vrai que ça doit sonner terriblement stupide… mais c’est pourtant précisément ce sentiment qui m’a frappé, malgré tout ce à quoi je m’attendais.

Mais j’ai un franc sourire quand il parle de purification post-Seattle. “C’est mal vu de boire et de se battre.” que je résume d’un ton amusé. Comme tout un tas d’autres choses du monde libre, en fait. “On redevient sages une fois rentrés chez nous.” Je hausse les épaules, coupable par ma simple présence ici. En réalité, ces écarts, il ne faut pas les ébruiter, et surtout ne pas ramener de preuve - tel qu’un film à tout hasard. Mais je ne voudrais pas lui donner le sentiment qu’il y aurait de quoi nous faire chanter.

"Ça ne fait que deux ans que je suis avec les New Eden. Je… J’ai eu le temps de bourlinguer depuis l’épidémie, j’ai probablement connu le même genre de choses que vous ici. Donc… La réalité, je la connaissais, c’est ce que j’ai fui.” Et c’est tout mon dilemme actuellement. Le danger de mort ici, le danger de mort là-bas, devoir choisir entre le moins pire n’est pas chose aisée. “Honnêtement, on s’habitue vite au confort. Ici, c’est difficile de vivre et pratiquer la médecine avec les aléas des réseaux électriques propres à chaque bâtiment, et on n’est jamais assuré de ne pas croiser un mort. Je ne suis plus habitué à me battre, ni à la violence de manière générale.”

Il n’a presque rien contre nous ? Je me demande ce qu’il met là dedans. Probablement ces rumeurs absurdes, nos conflits avec les Remnants ou les prisonniers qui ont été fait - tous sur des personnes qui nous attaquaient cependant… Mais je n’ai aucun mal à imaginer qu’il ait un idéal différent de celui de l’Adonaï, ça n’est pas le mien non plus. Impossible de le dire clairement, malheureusement, je me contente d’esquisser un sourire coupable.

Non, ça n’est pas toujours rose, mais il ne semble pas le penser vraiment. Je détourne brièvement le regard. “Il n’y a pas d’endroit parfait, tous les refuges demandent une certaine adaptation.” A New Eden, l’adaptation tient en quelques mots : il faut être un homme, cisgenre et hétéro.

Quand il désigne ma bière éventée et propose de m’en offrir une autre, j’ai un nouveau sourire un peu gêné. “Oh, c’est juste que…” J’ai une brève grimace d’embarras en relevant les yeux vers les siens. “J’ai songé à ce qui aurait pu être glissé dedans et… c’est sans doute juste de la parano, désolé.” Non seulement c’est probablement ridicule, mais ça démontre un flagrant manque de confiance de ma part. Mais c'est justifié, non ? “Les soldats qui m’accompagnent me protègeront si je me fais agresser, mais ils ne sont pas médecins, loin de là pour certains alors… il faut que je fasse attention. Je suppose que si vous commandez quelque chose pour vous, il n’y a pas de risque. Je vous rembourserai.” Ce serait vraiment tordu qu’il m’empoisonne, non ? Je devrais peut-être le faire goûter avant de boire à mon tour.

“C’est…” Gentil ? Charmant ? Inespéré de la part d’un Seattleite ? Un peu tout ça à la fois. Je résume simplement par un “Merci.” sincèrement touché.

Aucun jugement. Je dois bien avouer que j’ai du mal à y croire, peut-être cherche-t-il simplement à gagner ma sympathie pour, lui aussi, m’arracher quelques informations croustillantes. Et honnêtement, je mettrai un point d’honneur à ne pas mentir. Tout au plus à tourner les choses de manière à ne pas finir crucifié à mon retour.

Je le suis du regard une seconde quand il s’éloigne, on échange un sourire qui soulève mes épaules d’une longue inspiration et… je me détourne, piqué par un étrange sentiment d’interdit. Il ne faut pas que.. quoi que ce soit transparaisse, en particulier si je suis bien identifié comme faisant partie de New Eden. Il suffirait que l’un des soldats s’en mêle pour qu’une simple conversation tourne au cauchemar.

Et parlant de cauchemar… Il doit s’écouler à peine cinq minutes avant que cet instant de solitude ne soit interrompu par l’approche un peu trop franche de deux hommes. Pas directement menaçants, pas assez pour réveiller les pochtrons qui me servent d’escorte en tout cas, mais bien pressants. L’un d’eux relève sa veste pour mettre en évidence les armes qu’il porte à la ceinture pendant que l’autre commence à parler, l’haleine alourdie par quelques consommations de trop. “Ma nana a disparu du jour au lendemain, comme par hasard quand les connards de New Eden sont en ville.” Je recule, à mesure qu’ils avancent. Cette distance de sécurité ne m’a jamais parue aussi vitale, mais malheureusement, il y a bien un moment où je me heurte à un mur. “Nous ne…” “Vous l’avez emmenée c’est ça ? Vous allez la violer elle aussi ?” “Non, ça n’est…” “Putain vous m’dégoûtez.” Ils s’échangent un regard, alors que je réalise que je me suis trop isolé. Mon cœur s’agite, car je comprends qu’il ne faudrait qu’une seconde, un excès d’émotion, un geste décidé pour que le poignard de cet inconnu finisse sa course dans mes intestins ou dans mon foie.

Mais mon regard se décale légèrement. Richie s’avance vers nous, un verre dans chaque main et… il prend ma défense ? Il cherche à calmer le jeu, en tout cas, et je m’en veux de provoquer ce genre de situation par ma simple présence.

“Avec toi ? C’est pas un…?” Ils se regardent, me regardent. Après un instant à me scruter de la tête aux pieds, l’un d’eux me lance, “Tu sors d’où ?” J’entrouvre les lèvres, hésite, nouveau regard désolé à Richard qui se détourne rapidement vers le soldat qui s’avance. Cent kilos de muscle, des épaules deux fois plus larges que les miennes et un fusil très dissuasif entre les mains, l'effet est assez immédiat pour faire s'éloigner les deux hommes.

“Hey allez, ça dégage !” Il a l’habitude de ce genre de situations, n’y passe pas par quatre chemins. L’attirail complet de New Eden a l'inconvénient d’être reconnaissable, mais celui des soldats est suffisamment intimidant pour faire fuir la plupart des menaces. Les deux types s’éloignent en grognant, et le regard du soldat se pose sur Richie. “C’est bon pour lui.” dis-je d’une voix pressée, souhaitant couper toute envie à mon allié de monter le ton. “Merci, Troy.” Il m’adresse un sourire et une bonne tape virile sur l’épaule. Je grimace brièvement, il pourrait être plus tendre, mais je le soupçonne d’avoir déjà pas mal bu lui aussi. “Pas d’problème Ray ! Fais gaffe à qui tu parles, y’a deux-trois tordus dans l’coin.” Je lui rends un rictus un peu pincé par la gêne alors qu’il adresse un hochement de tête sympathique à Richie.

Je soupire, me frotte l’épaule en le regardant s’éloigner pour retrouver la nana accoudée au bar. Il me faut une seconde pour rassembler assez de courage et relever les yeux vers le brun. “... et merci, Richie.” Il a peut-être gagné ce qu'il fallait de temps pour permettre au garde de venir avant que je ne finisse écorché… “Vous… tu ne devrais peut-être pas te risquer à ça à l’avenir.” Un léger sourire accompagne le changement de ton. Je pense qu'il est de circonstances.