Il n’aime pas les injustices. Ça m'arrache un sourire sincèrement attendri. New Eden lui donnerait du fil à retordre. Si jamais il venait à évoquer l’idée de s’y rendre, je tâcherai de l’en dissuader - en restant politiquement correct bien sûr. A moins que je ne fasse totalement fausse route, je crois que son caractère justicier ne serait pas le seul de ses problèmes entre nos murs.

On trinque ensemble, et si j’ai une seconde d’hésitation, je trempe tout de même les lèvres dans mon verre. La bière est nettement plus fraîche que celle avec laquelle je m’acharnais tout à l’heure. J’espère que je peux me fier à mon intuition, ce coup-ci. Qu’il ne se retournera pas contre moi à la première occasion.

Il m’invite à sortir, d’ailleurs. “Son enfant ?” que je répète sur un ton faussement outré avant de souffler, amusé. “Je ne peux pas trop m’éloigner. S’ils se rendent compte que je suis parti…” en fait, je ne sais pas trop. Je lève les yeux pour observer les gardes à proximité. Il sont suffisamment occupés pour ne pas s’en rendre compte immédiatement, en tout cas. En fait, ce serait peut-être même la bonne occasion pour fuir.

Si j’en avais le courage.

“Mais je ne suis pas contre échapper à leur surveillance un instant.” Dis-je un peu pensivement. “Juste… ne me kidnappe pas.” Un rictus en avançant, une main sur son bras, mes doigts coulent furtivement jusqu’à son coude avant de s’en détacher. Le contact est inoffensif, juste là pour jauger ses réactions. Je lui plais, non ? Peut-être juste un peu. C’était franchement plus facile à l’époque, quand le pire que je pouvais craindre était de me prendre un râteau et un verre en pleine figure…

On rejoint l’extérieur et on s’éloigne de la foule attroupée autour de la piscine. Il fait déjà plus frais, et c’est bien plus calme. Je reprends quelques gorgées, comme pour y trouver un peu de courage. “On tolère certaines choses ici, entre nous. L’alcool, les combats, les filles.” Je scrute ses yeux un instant. C’est frustrant de naviguer à l’aveugle. “Mais nos lois sont assez strictes, alors on doit compter sur la discrétion des uns et des autres.” J’espère qu’il comprend où je veux en venir.

Je détourne le regard sur la rue qui s’ouvre devant nous. Une part de moi me souffle de me mettre à courir tout droit, aussi vite que mes jambes me le permettent. L’autre sent encore l’étreinte du cordon qui me relie au reste du groupe. De toutes façons, je ne saurais pas me défendre.

Je retiens un soupir et tourne à nouveau les yeux vers le brun. “Alors, quelle est ton histoire, Richie ?”

Non, ça n’est pas la peine de les prévenir. Pas si je reste autour du bâtiment, et je n’aurais pas le droit de partir.

“C'est ma première fois ici. Il y a beaucoup de non-dits, alors… je ne sais pas trop.” Mais je crois aussi. Que c’est contradictoire. Enfin, hypocrite serait plus juste. C’est le non-sens le plus inoffensif de cette communauté, cela dit. Honnêtement, je ne sais pas si on risque vraiment quelque chose. Du moins pour l’alcool, les combats et les filles.

Je lui adresse un sourire lorsqu’il affirme pouvoir garder un secret. Tant mieux. Reste à voir ce que je serai prêt à lui confier.

“Hypnothérapeute ?” Je hausse un sourcil en le détaillant, réellement admiratif. Richie s’appuie contre le mur dans une certaine nonchalance. Il semble à l’aise, ce qui m’aide à l’être un peu plus également. “C’est une spécialité qui se fait rare, j’imagine.” Un pléonasme. Probablement est-il le seul à pratiquer son art dans la ville. Peut-être dans la région. “J’ai toujours trouvé ça… fascinant.” Vraiment. "S’appuyer sur des mécanismes semi-conscients ou inconscients pour pénétrer l’âme d’une personne, défaire des traumatismes, soulager les douleurs… J'aurais aimé travailler avec des gens comme toi." C'est un peu trop tard à présent pour expérimenter ce genre de croisements interdisciplinaires. Mais on peut toujours rêver.

J’écoute le reste avec grande attention, acquiesce légèrement les différents avantages à évoluer en groupe. Ils sont nombreux, en réalité.

Un franc sourire fleurit sur mes lèvres quand il fait apparaître comme par magie son sachet de tissu. “Wow.” J’articule doucement, ébahi par le tour de passe-passe, et hésite un instant devant les cigarettes. "Ça doit faire dix ans que je n’ai pas fumé. On ne peut pas trop se permettre de sentir la cigarette, en kiné.” D’abord parce qu’on colle souvent les patients pendant les manipulations et qu’ils n’ont pas à le subir. Ensuite parce qu’on serait bien moins crédible en leur conseillant de faire du sport et d’adopter un mode de vie sain. Je refuse d’un signe de la main, relève les yeux vers celle que Richie coince entre ses lèvres. “Mais j’aimerais bien me rappeler du goût, si on peut partager.”

Je trouverai sûrement cela dégoûtant à la première taffe. Mais ça devrait me rappeler des souvenirs. J’avance un peu pour venir à ses côtés, adossé contre le mur à mon tour. Dans son ombre, ça semble un peu plus sûr.

“Tu as d’autres tours de magie ?” dis-je dans un regard curieux avant de reprendre une gorgée de bière. “Je ne te demanderai pas de me les expliquer, ne t’en fais pas.” Chacun ses secrets.

Je suis assez émerveillé quand il évoque ses anciennes collaborations avec des kinés. J’aurais aimé en faire partie. “Tu devrais passer au dispensaire. J’y serai jusqu’à la fin du mois avant qu’une autre équipe nous remplace.” J’esquisse un sourire, sincèrement convaincu que sa présence aurait un intérêt pour les patients. “On a beaucoup d’amputés avec des douleurs fantômes notamment, je pense que tu pourrais aider. ”

Et quand il me déballe un nouveau tour, je me concentre pour suivre ses gestes. Malgré mes efforts, je n’arrive pas à capter le moment où les deux élastiques se retrouvent liés. La luminosité joue contre moi. Sa dextérité, aussi. Je hausse les sourcils, surpris quand il les détache de nouveau, et examine les deux bouts de plastique qui semblent n’avoir rien de spécial. Il doit y en avoir deux autres qu’il ne me montre pas. Je ne vois que ça.

Je ne peux pas m’empêcher de réfléchir, toujours aussi enthousiaste devant les casse-têtes, et souris d’autant plus lorsqu’il m’épate encore avec une simple pièce.

“C’est déjà impressionnant.” dis-je en riant. Je lui rends ses élastiques en ajoutant, “J’aime bien tout comprendre, mais des fois c’est agréable de se sentir dépassé.” Surtout pour ne voir rien d’autre que de la magie.

Richard se rapproche, nos épaules se touchent dans un contact presque assumé. Pas encore tout à fait. J’apprécie beaucoup cette proximité. Elle est rassurante et grisante à la fois.

Nos regards se croisent, on s’observe une seconde. J’ai très envie de me noyer dans l'interdit. Mais sa question est un rude rappel à ma réalité. Je reprends une gorgée de bière avant de poser mon verre sur le rebord d’une fenêtre.

“J’ai mon propre cabinet de kiné. Du matériel en excellent état. Un scanner, un IRM et un labo à disposition.” Des moyens infiniment supérieurs à ceux dont dispose le dispensaire de Seattle.

“J’ai ma propre maison, dans un quartier résidentiel tout ce qu’il y a de plus charmant. J’ai des fleurs dans mon jardin, je dis bonjour à mes voisins en faisant mon running du matin.  Sur mon temps libre, je peux étudier, aller au cinéma, au théâtre, faire de la musique. Tout ça sans porter d'arme.” Alors oui, dans un sens, la vie est belle. Facile du moins, pour beaucoup de gens.

“A côté de tout ça, je dois… faire ce qu’on attend de moi. Être un bon citoyen. Un bon chrétien. Tout ça implique quelques… adaptations, parfois.” Plus ou moins difficiles selon les cas. Mais il faut faire partie des femmes ou des minorités pour s’en rendre compte, je crois.

Je cesse de parler pour saisir doucement la cigarette qu’il me tend et la mener à mes lèvres. Je me réfugie dans une bouffée timide de fumée qui me chatouille très vite la gorge. Je résiste fort à l’envie de tousser. Sans succès.

Je grimace, les épaules secouées, et la rends sans plus tarder à l’hypnothérapeute. C’est raté pour avoir l’air cool.

“Je ne regrette pas d’avoir arrêté.” dis-je dans un petit rire, et en troquant son poison contre mon verre. Une bonne gorgée pour rincer le goût âcre du tabac, je tourne les yeux vers lui et souris. Il me faut un instant pour retrouver mon sérieux et lui demander d'une voix hésitante, "Est-ce que tu as songé... à nous rejoindre ?"