“C’est vrai.” Ça semble irréel. Surtout maintenant que je redécouvre la vie hors de nos murs.

Je me contente de hocher la tête, lorsqu’il évoque une vision de Dieu arrangée. C’est le cas. Mais je ne saurais l'admettre clairement, comme le reste. Comme si à tout moment, des oreilles curieuses pouvaient se balader entre les murs.

Quand il me frotte le dos, quand il me saisit doucement la nuque, l’air de rien, je capte chaque pression de chacun de ses doigts sur mes tendons, sur mes muscles. Le courant qui passe là dedans n’a rien d’irréel.

Crois moi, j’aimerais avoir le courage de rester.

Je regrette qu’il me relâche aussitôt mon souffle retrouvé, mais suis soulagé de savoir que Walla-Walla n’est pas dans ses projets.

Son regard clair me transperce, lit dans le mien ce que je ne peux plus lui cacher. Il m’arrache une expression plus sincère, plus triste. Je devrais probablement lui rétorquer que personne ne vit caché, que tout le monde y trouve son compte, pourvu de faire quelques efforts... Mais je n'aurai aucune crédibilité.

Il comprend, n’est-ce pas ?

Qui je suis, ce dont je l’avertis, à demi-mots.

Je glisse une main jusqu’à sa taille pour l’attirer légèrement face à moi. Qu’il me cache, dans son ombre, des regards dangereux.

“Ne leur dis pas, s’il te plaît.”

Cette proximité est enivrante. Son souffle qui sent les fruits et la cigarette, la chaleur que son corps dégage, la fraîcheur de la nuit qui nous enveloppe dans une obscurité discrète.

Je souris, me sens comme un adolescent, redécouvrant l’émotion des premiers flirts, l’angoisse de l’incertitude, l’excitation décuplée, ce sentiment de saisir urgemment un instant qui menace de filer. Celui-là me sera vite arraché.

Un regard de chaque côté de la rue, pour écarter la menace qui me fait battre le cœur à tout rompre. La voie est libre. Ma main sur sa taille s’ouvre pour sentir les muscles s’animer sous ses vêtements, mes épaules se décollent du mur en silence. Je l’embrasse, doucement. Un effleurement timide qui se presse peu à peu d’un désir prohibé.

Un bref répit, avant le retour à l'irréalité.

C’était déjà dangereux d’entreprendre un semblant de relation avec Franck dans l’intimité de ma maison à Walla-Walla. Alors me pendre au cou d’un presque inconnu à quelques pas des gardes de New Eden ? C’est pratiquement suicidaire.

Je me réfugie derrière l’idée que ce sera sa parole contre la mienne, et qu’ils remettent en question toutes les rumeurs, tout ce qui pourrait salir notre réputation, et de toutes façons il ne dira rien, n’est-ce pas ? Je le crois sincère, je le sens, comme une intuition, mais si quelqu’un arrive et nous surprend, est-ce qu’on me laissera même rentrer au camp ? Est-ce qu’on nous abattra sur place, tous les deux, par souci de ne pas perdre de temps ?

Bien sûr, l'angoisse doit se lire dans mes gestes. Je croise encore son regard alors qu’il m’échappe, et m’y raccroche solidement quand l’une de ses mains se faufile dans mon cou. Je n’essaie pas de réprimer le frisson, il poursuit son contact, m’électrise. Je lorgne sur ses lèvres fines, seulement satisfait quand je les retrouve.

Je recule sans lutter, lâche un soupir quand mon dos rencontre le mur et que son corps presse le mien, son buste, son ventre, son bassin. Le baiser est plus appuyé, compense mon manque flagrant de confiance. Mes doigts se délient et remontent ses bras, ses épaules, glissent sur ses joues, sa barbe, la base de ses cheveux, je sens son cœur tambouriner avec le mien, esquisse un sourire fiévreux lorsqu’il me laisse retrouver mon souffle.

Je le scrute moi aussi, déconnecté. Le laisse parler puis passe le bout de l’index et du majeur sur ses lèvres brûlantes alors que ses mains, plus froides, se faufilent sous mes vêtements, aimantent mon corps qui se tend avec l’envie folle de s’y abandonner entièrement. Je sens la chaleur me prendre les joues, me picoter le ventre. Pas question de s’arrêter là, non. Même si ce plan paraît fou…

Il me faut une seconde pour capter qu’il attend une réponse de ma part. Aller ailleurs, à l’étage. “Je… oui, faisons ça.” J’ai un léger rire, à la fois amusé et nerveux, laisse ma main dégringoler sur son torse. “Il va falloir qu’on repasse devant les gardes ? En ayant l’air innocents ? Bon sang…” C’est pire que quand j’étais ado et qu’il fallait paraître net après avoir fumé tout ce qui m’était passé sous le nez. Je baisse les yeux, agrippe doucement sa ceinture pour le retenir contre moi. “J’espère qu’ils sont bien occupés.” que j’ajoute dans un sourire résigné avant de le relâcher. On n’est clairement pas en sécurité ici, il faut se faire à l’idée.

“Je vais prévenir Troy, on se retrouve vers les escaliers.” Je m’échappe, un rictus irrépressible sur le visage, et retourne avec lui vers l’entrée du bâtiment - comme si de rien n’était. On passe à nouveau devant la piscine, deux hommes sont en train de se battre, Troy les encourage avec énergie et grimace à chaque impact de coup.

“Hey.” Je me faufile jusqu’à lui et lui flanque une main sur le bras, il m’accorde quelques secondes de son attention. “Je monte, faut que je parle boulot avec un médic, ok ?” Bien obligé de monter le volume de ma voix et parler de manière concise dans ce brouhaha. Il acquiesce vaguement et me fait signe de le laisser tranquille.

Je suppose que ça ira.

Je me débarrasse de mon verre et retrouve l’hypnothérapeute comme prévu, évitant les œillades et les sourires. L'impression que n'importe quoi pourrait me trahir. "Allons-y."

Le regard trop appuyé de ce jeune homme me met mal à l’aise, m’oblige à détourner le mien, pestant en silence d’être si facilement grillé par tous ceux qui savent ce que c’est. Je tâche de rester tant que possible dans l’ombre de Richie, de me faire invisible. Et si l’un des gardes était monté à l’étage ? Il y a beaucoup moins de monde, mais ça reste possible, non ?

Déception quand l’accès à ce bureau reste solidement fermé. J'espérais qu’on s’y planque sans tarder. “Hm…” Soucieux, je détourne les yeux vers les autres portes du couloir, frémissant au contact sur mon bras, sur mon buste, j’essaie de considérer la suggestion de l’hypnothérapeute, de réfléchir. Les salles “VIP”... Je me demande à quoi ça ressemble. Si ce serait la garantie d’être seuls. Mais… revenir en bas ? "Ce serait très suspect si on nous voit."

Richie fait dérailler le train de mes pensées en revenant à la charge. Juste le temps de croiser son regard quand il m’attire vers lui. Mon coeur semble imploser lorsqu’il m’embrasse, compressé autant par l’envie que par la peur d’être surpris.

Ça n'est pas l’endroit pour un tel rapprochement. Pourtant mes mains aussi sont aimantées par son corps, et mes lèvres répondent aux siennes. Je contiens mal un soupir quand sa main s’aventure plus bas, chaleur affolante qui m’irradie le ventre - je le repousse doucement en agrippant son poignet.

“Pas ici, en tout cas.” Je murmure, trop près de lui, l'épée de Damoclès qui m'effleure le crâne.

D’ailleurs, je sursaute en entendant une porte claquer pas loin, et par réflexe agrippe la première poignée qui vient pour ouvrir un battant et y entraîner mon amant.

Je referme derrière nous, il fait noir, presque totalement. Les lumières de l’extérieur percent à travers une unique fenêtre. Nos yeux qui se sont déjà un peu habitués à l’obscurité discernent vaguement les contours de grands meubles disposés sans logique évidente. Puissante odeur de poussière, l’endroit ne doit pas être souvent utilisé.

Comme cherchant ma prochaine bouffée d’air, je chope l’hypnothérapeute par son haut pour le ramener à moi et l’embrasser encore. Nerveux, toujours, mais doucement rassuré par le silence qui nous entoure. Dos à la porte, je cherche à tâtons un verrou, le trouve, l'enclenche, espère que ça nous coupe pour de bon de l’autre monde.

Moins timide, porté par un désir de plus en plus pressant, je glisse les mains sous son T-shirt, contre son ventre, sa taille. Je me détache de ses lèvres, respire, avise le gros fauteuil qui se dessine derrière lui et l’interroge du regard, n’y vois qu’un éclat de lumière dans le noir. Sans le quitter des yeux, je presse contre son ventre pour l’inviter à s’asseoir, tombe doucement devant lui à genoux. Mes doigts s’activent pour défaire habilement sa ceinture, se faufilent sur sa peau, l’enserrent tendrement, d’une caresse d’abord, de baisers ensuite.