Les jours passent et s'enchainent toujours de la même manière. Elle se réveille, prend soin des jumeaux, les confie à leur nounou, part travailler, les récupère en rentrant et s'en occupe jusqu'au soir. Maintenant, Tasya n'attend même plus Jacob pour aller dormir, elle lui laisse un repas au chaud évidemment, mais elle ne veille plus. Les nuits des jumeaux sont encore hachées, le travail à la clinique est prenant, alors elle se sent constamment épuisée. Son époux rentre de plus en plus tard et semble bosser toujours plus. Est-ce une manière d'éviter la maison ? Probablement mais elle se refuse à y penser. En réalité, elle s'efforce de toujours s'occuper l'esprit pour ne pas songer à ce qu'il se passe réellement. Avec Jacob, ça ne va pas, ils s'éloignent de plus en plus. Ce simple constat suffit à lui faire monter les larmes aux yeux.

Ce soir, tout est différent. Voilà plusieurs jours qu'elle a trouvé cette lettre glissée dans ses affaires. Les quelques mots l'ont glacée d'effroi et elle sait qu'elle ne peut pas la garder pour elle. Mais à qui s'adresser ? Mason ? Il n'a pas l'air en forme depuis son retour de Seattle... Min-Oh ? Hors de question. River ? Surtout pas. Grace et Elliot ? L'altercation avec les deux miliciens l'autre jour ne l'a pas vraiment rassurée. Phoebe ? Elle a autre chose à penser avec le deuil de Cooper. Tasya a voulu épargner de nouveaux ennuis à son époux, mais ne sont-ils pas liés par les liens du mariage ? Ne doivent-ils pas s'aider ? Alors oui, elle doit lui en parler.

Les jumeaux couchés, Tasya s'assoit sur une des chaises de la cuisine, le repas de Jacob dans une assiette devant elle. La mexicaine attend, patiemment. Son regard se pose régulièrement sur la petite horloge de la cuisine. Visiblement, une fois de plus, Jacob va rentrer tard.

Accepter d'accompagner River semble être la solution la plus pertinente pour lui. Depuis qu'il est revenu ici, Jacob se sent comme un loup en cage, renfermé sur ses blessures, à ne pas pouvoir cicatriser aussi bien qu'il aimerait. Les lèvres pincées, il soupire, conscient qu'il va devoir annoncer la nouvelle à Tasya, lui faire comprendre que c'est nécessaire, qu'il doit s'investir de cette manière pour... Eh bien, aller mieux. Même si ça n'est pas pour un camp qu'il aime, un endroit qu'il veut préserver, c'est au moins pour une famille qu'il doit protéger de lui-même.

Revenant chez lui, ou ce qui y ressemble mais qui ne semble appartenir à personne dans son cœur, l'homme passe le pas de la porte. Tard, à nouveau. Tasya l'attend dans la cuisine, et il se rapproche d'elle doucement. Il est mort de faim, fatigué, mais préfère affronter cette discussion d'emblée. Alors il s'assoie en face d'elle : Désolé de rentrer tard, entame-t-il dans un premier temps, en se servant un verre d'eau. Les enfants dorment déjà ? Tu vas bien ? Il est sur le point de lui demander pour sa journée, et tout ça... Mais il préfère lui laisser le temps de parler un peu.

Jacob finit par rentrer tard. Il s'assoit en face d'elle et Tasya l'accueille avec un petit sourire, content de le voir. « C'est pas grave. » Tasya hésite avant de lui demander : « Tu avais beaucoup de travail au ranch ? » Cela fait un moment qu'elle n'y a pas mis les pieds, par manque de temps... Forcément, elle n'a aucune idée de ce qu'il se passe là-bas. Est-ce que comme à la clinique, ils doivent gérer avec les animaux les conséquences de la guerre ?

Elle hoche la tête doucement quand son époux lui demande si les enfants sont couchés. « Oui, depuis un moment déjà. J'ai l'impression que leur temps de sommeil commence à s'allonger. » Depuis quelques nuits, ils se réveillent moins fréquemment, mais les nuits sont encore bien hachées, ils se réveillent encore toutes les 2h ou 3h, parfois pas en même temps. A sa question, elle hésite une nouvelle fois avant d'hausser les épaules. « Je suis... un peu fatiguée. » Si elle a l'impression que la lettre, dans sa poche, lui brûle la cuisse, elle ne se sent pas le courage de lui en parler comme ça, de but en blanc.

Après une brève hésitation, elle tend sa main pour saisir celle de Jacob. « Et toi ? » demande-t-elle à son tour, une lueur inquiète dans le regard. Son pouce vient caresser le dos de sa main. Il lui manque, c'est certain.

Oui, mais pas que, admet-il d'une voix un peu troublée. Il baisse les yeux, scrutant son assiette, quand sa femme avance sa main vers la sienne en lui parlant. Il ne relève les pupilles vers elle que pour la fixer. Voir qu'en effet, elle est fatiguée, et plus encore : elle est soucieuse. Il s'en veut encore plus d'avoir à lui annoncer ce qu'il doit lui annoncer, mais il sait par définition qu'il n'y a pas de bonnes manières de le lui dire alors... Il se lance.

River va partir à Seattle pour un procès, explique-t-il. Peut-être en a-t-elle entendu parler. Ou pas. L'avant-poste a capturé une personne responsable de ce qui est arrivé à Mason et aux autres, de la disparition d'Evan, il a un temps de silence. Tout ça, ce n'est pas pour rien : Je vais l'accompagner, ajoute-t-il rapidement. On part dans quelques jours, ça devrait presque trois ou quatre semaines, maximum, précise l'homme. Je suis... Conscient de te laisser seule. Mais Elliot est là, je me disais que tu serais plus en sécurité avec elle de toute façon...

Mais pas que ? Tasya reste silencieuse, préférant ne pas l'interroger davantage. Qu'est-ce qui peut retenir Jacob loin de chez lui ? En réalité, elle craint la réponse. Le comportement de Jacob ne la rassure pas. Elle ne sait pas comment l'empêcher de s'éloigner, comment le retrouver lui et non l'ombre qu'il est devenu.

Tasya écoute en silence les paroles de son époux. Il parle d'un procès dont elle a eu quelques échos à la clinique sans trop s'y intéresser. Ce qu'il se passe à Seattle lui semble si loin, ses propres problèmes ici l'accaparent assez pour ne pas se soucier en plus du dehors. Effectivement, elle a eu connaissance aussi de ce qui est arrivé à Mason, Min-Oh, et de la disparition d'Evan. Elle en a été affectée, elle appréciait beaucoup le pâtissier et concernant Mason, elle n'a pas pu aller le voir encore, mais elle s'est assurée auprès de sa femme qu'ils ne manquaient de rien. Elle continue d'écouter Jacob, cherchant à comprendre où il veut en venir.

Elle se sent pâlir en entendant la suite. « Tu.. Tu repars ? » Tasya sent une chape de plomb tomber sur ses épaules. « Non... » souffle-t-elle. Sa gorge se noue, elle a l'impression de suffoquer. « Tu.. Tu as été encore réquisitionné ? » Parce que c'est bien de cela qu'il parle ? New Eden lui redemande de partir loin d'ici, loin de sa famille, de son travail. « Ils ne peuvent pas... Pas encore une fois... » Ses yeux sondent ceux de Jacob, dans l'espoir vain qu'il la rassure, qu'il lui dise que tout cela est un affreux cauchemar.  

La réaction de sa femme est évidemment celle qu'il attend, il ne cherche pas plus loin. Ses doigts serrent un peu plus ceux de Tasya pour essayer de la rassurer mais très honnêtement, il ne voit pas quoi lui dire que pourrait l'empêcher de s'inquiéter. Cependant, la brune présume de ce qu'il s'est passé. Qu'il s'agit encore d'un démarchage pour le pousser vers l'extérieur, il n'en est rien : Je me suis porté volontaire, explique-t-il d'une voix posée à Tasya.

Son ton est maitrisé, aussi étrange que ça puisse paraitre, Jacob se sent bizarrement calme à cette idée. Gagner l'extérieur, revenir dehors... Là où il se sent désormais moins de trop qu'ici. River a besoin de personnes de confiance là-bas, pour le couvrir et lui permettre d'assurer ce procès auquel il va participer, explique-t-il. Sa loyauté le motive tout autant que la nécessité de gagner d'un monde qui n'est pas aussi emprunt de civilité qu'ici. Ma place est dehors, à ses côtés, ajoute-t-il fermement.

 « Tu t'es.. porté volontaire ? » répète-t-elle d'une petite voix. Tasya le regarde, abasourdie, tandis qu'il lui explique d'une voix calme et posée que River a besoin de lui et pire que sa place est là-bas. La mexicaine retire sa main, plus brusquement qu'elle ne l'aurait voulu, pour la porter à sa tempe. Elle est partagée entre une multitude d'émotions qu'elle peine à dissocier : la tristesse, la confusion, mais peu à peu, un seul sentiment fait surface : la colère. Elle est fatiguée, inquiète, et elle n'arrive plus à garder son calme. Elle se sent trahie, pire abandonnée et le ton calme de son époux n'arrange rien.

 « Non Jacob.. » rétorque-t-elle d'une voix sèche. « Ta place n'est pas là-bas, elle est ici, avec ta famille. » Il n'est pas un soldat ! Il y a des personnes qualifiées pour cela ! « Tu sais ce qu'il est arrivé à l'équipe de Mason ! Seattle est un endroit dangereux ! » Elle secoue la tête et finit par se lever, incapable de rester assise sans rien faire. « Comment peux-tu partir, comme ça ? » Tasya a l'impression de manquer d'air. L'idée de le voir encore partir, sans être certaine de son retour la terrifie et savoir qu'il se porte volontaire pour cela la dévaste. « Tu ne peux pas.. » répète-t-elle en boucle. « Tu ne peux pas nous faire ça.. » Parce qu'il n'y a pas qu'elle, il y a les jumeaux aussi, il a deja loupé plus d'un mois de leur début de vie. Elle pourra tout gérer en son absence, mais elle ne veut pas y faire face. Non, elle s'en sent incapable.