Elle retire sa main, comme si l'apposition de la sienne venait de la brûler. Jacob relève les yeux vers elle, la scrutant longuement alors que Tasya se montre égale à ce qu'elle est. Sensible. Perturbée. Inquiète pour lui. Il ne réalise pas bien qu'il lui impose encore d'autres soucis, se persuade sans doute qu'elle sera mieux sans lui dans les jambes pour faire ce qu'elle peut. Un soupir lui échappe : Ma famille avec qui je n'ai aucune patience ? Interroge-t-il, d'un air plutôt froid, qui ne lui ressemble pas.

Celle avec qui je ne peux pas être parce que je m'énerve trop vite et pour rien ? Poursuit-il. Des questions, il en a mille comme ça. Tu veux dire, auprès de la femme que j'aime, et qui m'aime, mais avec qui je ne peux pas dormir sans risquer de la tuer ? Après tout, n'est-ce pas ce qui est en train de les tuer ? Je ne comprends pas pourquoi tu veux me retenir alors que tu seras plus en sécurité sans moi, précise-t-il simplement. Je ne supporte plus ce... Ce calme, cette paix constante, ce sentiment que tout est beau, tout est parfait ! Ce n'est pas ça qui a du sens, tu comprends ?

En fait, il a besoin qu'elle comprenne.

Son époux réplique, sa version n'est pas celle de Tasya. A ses yeux, cette nuit malheureuse où il a tenté de l'étrangler n'était qu'un accident. Le reste du temps, il pouvait manquer de patience mais à ses yeux, il ne représentait pas un danger pour les enfants ou pour elle. « Arrête s'il te plait Jacob... » Tasya se mord la lèvre, à deux doigts de craquer, mais elle se le refuse. A quoi bon s'effondrer une nouvelle fois ? Non, elle préfère refouler sa tristesse et laisser éclater sa colère. Les mots de Jacob la heurtent, la blessent. « Tu peux te faire aider pour tout ça ! Mais retourner dehors, loin de nous n'est pas la solution ! » réplique-t-elle aussi sèchement. « Au contraire ! » C'est depuis son retour qu'il a changé. « Dans quel état tu vas être à ton retour cette fois-ci ? » souffle-t-elle.

Que Tasya soit en sécurité loin de lui ? « Et si tu meurs là-bas ? Si toi aussi tu disparais comme Evan ? Qu'est-ce qu'il va nous arriver ? Tu as réfléchi à ça ? » Le ton est plus élevé qu'elle ne le voudrait. Ils devraient avoir une bonne discussion, calmement, reparler de tout ce qu'il s'est passé depuis le retour de Jacob, mais elle en est incapable. La tristesse, la colère la submergent et empêchent tout raisonnement calme et posé. Cette conversation, ils auraient dû l'avoir il y a quelques temps, pas au moment critique.

La mexicaine plisse les yeux, oh non, elle ne comprend pas. « C'est vraiment ce que tu penses ? Que tout est beau et tout est parfait ? » Tasya secoue la tête, dépitée. Ils ne vivent pas dans le même monde visiblement. A-t-il oublié tous les châtiments qu'ils ont pu leur infliger ? Sa thérapie avec la menace des électrochocs qui plane toujours au dessus d'elle ? Warren ? Le traitement infligé aux femmes en général ? « Tu ne peux pas me dire ça, Jacob. » gronde-t-elle. Oh non, ici, rien n'est calme et parfait comme il l'affirme. Bien au contraire.

Me faire aider ? Ici ? Il a presque envie de rire tellement l'idée lui semble grotesque. Elle ne peut pas vraiment lui dire ça et s'attendre à ce qu'il le prenne bien. Ou que ça se passe bien pour eux. Sois sérieuse deux minutes, Tasya, lui demande-t-il, sans détour, d'une voix plus sombre qu'il ne le voudrait. A son tour, il sent qu'il peine à contenir sa colère, et voir sa compagne s'emporte n'est vraiment pas pour l'aider, très concrètement. Il plisse le regard, les questions qui ne l'arrangent pas, il les ignore. Car à dire vrai, s'il ne rentre pas, au moins seront-ils débarrasser de lui.

Le grand Jacob, trop gentil et trop encombrant. La rhétorique dont elle fait preuve vient lui arracher un souffle agacé. Ce n'est pas ce que j'ai dit, reprécise-t-il rapidement en plissant le regard vers elle. L'apparente paix de Walla Walla est perturbante, extrêmement dérangeante pour lui. Mais tu ne veux pas comprendre, c'est différent, ce n'est pas qu'elle n'en est pas capable. C'est qu'elle n'en a pas envie. Soit. Il ne l'y obligera pas de toute façon. Mais au moins, sa décision est déjà prise, déjà pliée, et déjà assumée. De toute façon, je ne te demandais pas la permission. Et c'est là qu'est la nuance.

« Je suis sérieuse Jacob. Retourner dehors n'est pas la solution ! » Grrr, elle a envie de le secouer. Ne voit-il pas que c'est Glenwood la cause de tous leurs tourments ? Il n'était pas comme ça, avant. La guerre l'a changé et il se précipite à nouveau au delà des dangers. « Tu veux savoir ce qu'il se passera si tu disparais ? » Puisqu'il évite sa question, elle va lui apporter la réponse. « Je serais forcée de me remarier, à un autre homme que je n'aurais pas choisie et qui sera peut-être violent. » Il n'oublie pas la situation de Lilith ? De Phoebe il y a encore peu ? « Tu sais Louise, celle qui vient pour nous aider de temps en temps ? Son beau-père la viole. C'est la réalité d'ici. » Et il y a cette lettre qu'elle a bien envie de lui balancer au visage, mais quelque chose la retient, encore.  

« Qu'est-ce que je ne veux pas comprendre ? Que tu fuis ? Que tu nous fuis ? » rétorque-t-elle en haussant à nouveau la voix. C'est ce qu'elle entend en tout cas, que Jacob s'en va loin d'eux, soi-disant pour les protéger alors qu'il n'en est rien. Sans lui, ça sera forcément pire. « Ton devoir c'est de protéger ta famille, pas des gens pour un groupe aussi mauvais » continue-t-elle en pointant un doigt dans sa direction. Tasya devrait s'arrêter, mais ces longues semaines d'angoisse, la fatigue accumulée. C'est la goutte d'eau qui fait déborder un vase déjà beaucoup beaucoup trop plein. Elle n'en peut plus de cet endroit, de tout ce qui s'accumule et qui lui donne l'impression qu'elle ne sortira jamais la tête de l'eau. Le départ volontaire de Jacob à des kilomètres d'ici, dans un lieu dangereux, la tétanise autant qu'il la révolte.  
 
Il ne lui demande pas la permission. « Je sais. » souffle-t-elle. « Tu aurais pu m'en parler. » Tasya est blessée. Comment veut-il qu'elle comprenne quoique ce soit dans ces conditions là ? Il la met devant le fait accompli et elle n'a pas son mot à dire.

Il vient se pincer l'arête du nez, peut-être un peu trop fort, au point de s'en faire mal. Un long soupir lui échappe pour évacuer la colère qui s'accumule et à laquelle il peine encore à résister. Pourquoi tu me dis ça ? Lui demande-t-il alors en relevant un regard furibond sur elle : Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ? Qu'est-ce que tu crois que je peux y faire, à ton avis ? Lui balancer les horreurs que vit une jeune fille du groupe pour prouver son fabuleux point que cet endroit n'a que l'apparence d'un paradis, c'est ça ? Parce qu'il n'est pas au courant ?

Croit-elle qu'il s'est rendu à Glenwood pour le plaisir, en pensant y trouver une station balnéaire où se mettre les pieds en éventail ? Incroyable. Venant d'elle, qu'il pensait être au moins son alliée, il a l'impression de se prendre un coup de poing. Tu veux moi aussi que je te donne les détails de Glenwood, Tasya ? Lui propose-t-il en se relevant, vraiment en colère contre elle : Que je te les balance au visage pour prouver mon point ? Qu'est-ce que ça changera à part te faire sentir encore plus misérable et impuissante, au juste ?

S'est-elle seulement demandée pourquoi ? C'est ce que je fais maintenant, et je ne pars pas pour protéger des gens, j'y vais pour vous protéger et protéger mon ami, River. Quand bien même il a bien compris, elle ne l'aime absolument pas. Ne me demande pas de ne pas lui être loyal en remettant en cause ma fidélité ou mon affection envers vous, parce que c'est injuste. Que tu le veuilles ou non, j'ai changé. Et m'insulter de lâche ne m'aidera pas à revenir à celui que j'étais, d'ailleurs : Lui est mort, il va falloir qu'on s'y fasse, tous les deux.

« Parce que j'ai l'impression que tu ne vois plus que la guerre. » Tasya a le sentiment qu'il a oublié les soucis d'ici, et pourtant, ils sont toujours là. Aux yeux de la mexicaine, ils ne sont pas moins graves, c'est juste différent parce que là, ils impactent directement sa famille. Jacob n'est pas un soldat, il n'est pas un trône, son rôle n'est pas de tenir un fusil et de se battre, non.

Est-ce qu'elle veut entendre les horreurs de Glenwood ? « Oui » affirme-t-elle d'une voix forte. « Tu ne m'en as jamais parlé. Dis-moi ce qu'il s'est passé pour que je puisse comprendre ce qu'il t'arrive et t'aider ! » Certes, le silence, les cauchemars peuvent parler pour lui, Tasya n'a jamais nié qu'il avait vécu des horreurs là-bas en commençant par la mort de Cooper.. Elle a toujours essayé de respecter son silence, son besoin de solitude mais vu le resultat.. alors peut être qu'en discuter avec sa femme pourrait l'aider ? Elle a les épaules suffisamment solides pour entendre des horreurs. Elle en a déjà vu dehors, elle sait que l'être humain peut être impitoyable.

Lorsqu'il se met debout face à elle, Tasya reste droite, pas impressionnée par sa grande stature. Elle frémit, toujours sous l'effet de la colère, même si le ton de son époux la destabilise. Elle ne l'a jamais vu aussi froid. Malgré elle, la brune finit par faire un pas en arrière. « Mais c'est ici que tu pourras nous protéger, pas là-bas ! » réplique-t-elle.

 La fin de sa phrase achève de la déstabiliser « Tu n'es pas lâche, c'est juste que.. » Elle secoue la tête. Pourquoi ne se comprennent-ils plus ? Elle ne veut pas croire que Jacob ait changé à ce point, ou peut être est-ce elle ? Et s'il avait raison ? Et si l'autre Jacob était vraiment mort là bas, à la guerre? Elle l'observe, toujours frémissante, refusant d'accepter ce qu'il lui dit. « C'est juste que.. j'ai besoin de toi » souffle-t-elle. « Mais tu as raison, je n'ai pas le choix. » Alors elle devra faire sans lui, se débrouiller par elle-meme.

Parce que je ne vois plus que ça ! S'emporte-t-il enfin. Pourquoi ne comprend-t-elle pas ? Ce n'est pas suffisamment clair ? Il n'y a pourtant rien de plus limpide que les souvenirs qu'il revit constamment, à chaque fois qu'il ferme les yeux. Ses rêves n'en sont plus : il ne s'agit que d'un film qui se répète, dont il connait déjà la fin. Je ne vois plus que les têtes des personnes avec qui je parlais le matin tranchées et au bout des piques ! Entame-t-il. Je n'entends plus que les cris de douleur de Vanessa, quand elle se tordait pour accoucher d'un enfant déjà mort, et qu'elle mourrait de l'intérieur !

Il peut sentir encore son poids au bout de ses bras, la main qu'elle avait réussi à passer autour de ses épaules pour se maintenir, se crisper contre lui à chaque contraction douloureuse. Je n'entends plus que ses suppliques pour que je l'achève, au lieu de la sauver, alors que je la tenais dans mes bras au moment où toi tu accouchais de nos enfants ! L'incarnation même de ce qu'elle était. Simplement de la peine, l'odeur de la mort constante mêlée à celle du cuivre, de l'humidité, de la pluie.

Je ne vois plus que le sang, que la violence ! Je n'entends que le bruit de leurs rires pendant qu'ils démembraient des gens qui étaient nos voisins, qui n'avaient aucune idée de ce qu'ils faisaient ici ! J'entends les explosions, les tirs, et qu'importait s'ils touchaient des alliés ou des ennemis ! Ajoute-t-il, à bout de son air, en se reculant d'un pas pour se heurter à ce qu'il se passe derrière lui. Bon sang, qu'elle l'agace avec ses grand discours, quand le concret de sa réalité l'empêche de revenir ici : C'est ça que tu voulais savoir ?!