- On va jouer à ça pendant longtemps ? Claqua froidement June en les désignant toutes les deux.

Ce ping-pong l’agaçait sincèrement, et elle n’était malheureusement pas en état de tirer plus sur ses réserves de patience. Ou Valentine faisait semblant de ne pas comprendre, ou elle n’avait pas envie d’être clair. Dans les deux cas, ça la mettait hors d’elle.

- Tu ne me parles plus, tu m’évites, tu as emménagé dans une autre chambre, résuma-t-elle sèchement, et on est visiblement dans une impasse, puisque l’avocate avait de moins en moins envie de s’excuser, et que de toute façon, ça ne servirait à rien, donc il fallait que l’une de nous deux mette les pieds dans le plat, je l’ai fait, car elle détestait ce mutisme permanent, elle le trouvait puérile, je parle de nous deux Valentine, aussi étrange que ça puisse paraître, je ne m’en fous pas assez pour laisser faire sans rien dire.

Cette jeune femme compte pour elle, sincèrement. Même au milieu de cette guerre interminable et de ses dégâts collatéraux. Mais June avait brisé quelque chose, elle le savait. Peut-être définitivement.

- C’était ce sujet là que je voulais aborder, vu la situation actuelle. J’ai entendu ce que tu pensais, ça ne me dit pas comment tu te projettes concrètement dans cette maison. Mais si tu veux continuer la langue de bois, c’est parfait, j’ai aussi d’autres choses à faire !

Je ne crois pas donner l’impression de m’amuser, soupire Valentine.

Sa question n’était en rien une provocation. La française savait parfaitement que June souhaitait qu’elles en finissent avec ses enfantillages, s’ignorer l’une et l’autre. Elles avaient passé l’âge, Valentine ne pouvait-être que d’accord avec ce sentiment. Mais n’en déplaise à June, l’horticultrice était, elle aussi, perdue. Les choses lui paraissaient plus simples quand elles lui étaient abstraites. Tout n’était presque théorique, son cerveau et son esprit n’avaient pas besoin de se confronter à des problèmes moraux ou des dilemmes cornéliens.

Je ne veux plus de rendez-vous étranges dans les caves de Fort Ward, June, Elle s’adosse à la porte, regarde June. Je ne te demande pas ce que tu veux dans l’immédiat, June, je me doute que cette situation ne peut pas durer, reprend la française. Pour l’atmosphère s’apaise, si elle le pouvait, il était clair qu’il n’était plus question de se voiler la face sur ce que l’une voulait de l’autre.

Je ne peux pas être que mes défauts, June, je ne peux pas. Alors, pour ce nous dont tu parles, laisse moi avec mon hypocrisie et mes dilemmes et mes frustrations.

- Il n’y a que toi pour penser que je ne te vois qu’à travers tes défauts, soupira June.

Elle prit sa tête migraineuse entre ses mains, avec la sale sensation que cet échange ne menait à rien. Rien de concret en tout cas, et le problème, c’était qu’elle avait horreur de l’abstrait. Ce qui lui avait toujours plu chez Valentine, sa façon d’être féline et insaisissable, lui était à ce moment insupportable. L’avocate avait l’impression que la jeune française se dérobait, et elle avait passé l’âge de ces jeux qui duraient éternellement.

- Tu as raison, laissons tomber pour l’instant, elles ne feront pas mieux, et la rouquine ne pouvait se permettre que son couple soit sa première priorité, il n’y aura plus de cave. Bonne nuit, Valentine.

Et sa voix n’était pas agressive, juste neutre, détachée. Elle avait une guerre à gagner. Le reste était tristement accessoire.

Valentine lève les yeux puis les bras au ciel. S’était-elle défilée ? En attendant, la française ne pouvait donner que raison à June. Cette conversation ne menait nulle part. C’était elle qui avait voulu commencer cette conversation, elle n’était donc pas capable de la terminer. June ne comprenait rien, Valentine ne s’attendait pas à devenir un des dommages collatéraux de cette guerre menée depuis trop longtemps maintenant.  

Tu m’as fait tuer deux personnes, fait-elle, Et il faudrait que je te remercie, elle continue.

C’était trop. Et maintenant tu as commencé une conversation que tu ne veux pas finir, c’est moi qui doit prendre une décision. Si tu te fiches des dommages collatéraux, je n’ai pas l’intention d’en être un, elle s’emporte.

Je n’ai jamais dit que tu ne me voyais que par mes défauts, mais avec l’épisode de ta cave et de ta torture en groupe, ce ne sont pas des qualités que tu veux.  Si tu veux élever des monstres, tu as déjà son cobaye dans Zelda. Putain, tu as tout gâché, et ça va être de ma putain de faute. C’est trop, tu n’es même pas capable d’au moins assumer ça. Incroyable, In-putain-de croyable, elle ouvre la porte, la laissant grande ouverte, avant de reprendre le manteau qu’elle avait laisser sur la rambarde de l’escalier.

Elle l’avait laissée partir. Quitter la pièce, quitter la maison, sur les tirades contrariées jetées dans sa langue natale, que l’avocate comprenait désormais pour la plupart. June n’avait tout simplement pas les mots pour ce genre de situation. La vie l’avait habitué au détachement absolu : son mariage « d’avant » n’était qu’une façade dont elle avait tout le loisir de ne pas s’encombrer lorsque cela l’arrangeait. Avec valentine, s’était différent. De leurs ébats à leurs discussions profondes, cette relation était incomparable. Unique.

Peut-être était-ce parce que c’était la première fois que la rouquine pouvait s’autoriser à être elle-même publiquement, sur tous les plans. Peut-être parce que la française était effectivement une perle rare. Une partie d’elle était résignée à tout lâcher, à rendre sa liberté à ce chat sauvage apprivoisé pour quelques années. Une autre lui soufflait de faire un effort pour une fois. Car Valentine avait raison : c’était elle qui avait tout gâché. Cette guerre la faisait tout gâcher.

***

Fin novembre 2022

L’odeur de cette maison ne changeait jamais. La terre, l’humidité, les plantes. Un parfum que son cerveau assimilait désormais à l’horticultrice, et plus que jamais depuis qu’elle avait déserté leur pavillon commun pour – littéralement – dormir sur son lieu de travail. En fin de journée, alors que le soleil s’est terré à l’horizon depuis longtemps, June savait parfaitement où trouver sa compagne. Ou son ex-compagne.

- Je suis venue voir comment ça se passait pour toi, prétendit-elle – il n’y aurait bien que la jeune femme pour percevoir la nuance de sa voix, comparée à son timbre ordinaire, tu as 5 minutes ?

Valentine était repassée, au matin, et avait chargé son pick-up de quelques affaires, des plants qui étaient déjà destinés aux plantations. Elle n’avait pas cherché à ne faire aucun bruit, quelle importance après tout.

_____

Il avait été assez facile de se changer les esprits, ou du moins de l’occuper au maximum. Elle se levait, se douchait, enfilait pull, chemise et manteau, chaussettes chaudes et bonnet, avant de quitter son bureau/chambre, où elle avait élu domicile depuis plusieurs semaines maintenant. Valentine n’avait quitté son lieu de travail que pour les livraisons, un peu moins nombreuses qu’à l’été, et pour son potager, aux heures où elle savait June absente.

La française avait aussi réduit les quantités lors des livraisons de rations, assez pour que les volontaires agricoles s’attèlent à faire les conserves, des pots stérilisés pour palier à des besoins de guerre, tout y passait. Avec les temps qui courent, il était préférable de garder des estomac, au moins, à moitié plein.

C’était crayon et cahier en main, que Valentine faisait l’inventaire. Elle se grattait la tempe avec l’arrière du crayon, quand la porte s’ouvrit, alors qu’elle avait expressément demandé à ce qu’on ne la dérange pas. Il y avait des heures où elle ne réussissait plus à simplement se concentrer sur son travail, alors elle se plongeait dans les chiffres et les tâches ingrates, l’inventaire en faisait partie. Ça l'énervait assez pour qu'elle pense à autre chose.

Elle tourne la tête et voit June, la fixe, alors qu’elle lui demande cinq minutes. Valentine soupire, plus longtemps qu’elle ne l’aurait voulu. Elle finit de compter les conserves en verre de sauce tomate.

Le travail c’est la stabilité disait ma grand-mère, fit-elle en posant son registre et son cahier sur l’une des étagères. Elle regarde sa montre.  Je te donnes plus que cinq minutes, si tu me dis pourquoi tu es là.

Plus que cinq minutes ; il se pourrait bien qu’elle utilise tout ce temps alors. Ses prunelles d’émeraude étudièrent longuement la jeune femme, fidèle à elle-même. Ensuite, elle fit quelques pas de plus, avant de commencer à s’expliquer d’une voix maitrisée.

- J’ai conscience de ne pas être un modèle de romantisme, bien loin de là, et je n’ai jamais caché à quel point je mets toujours ma fonction avant tout le reste, avocate comme cheffe de groupe, la quadragénaire était une boulimique de responsabilité et de contrôle, c’était indéniable, tu étais ok avec ça, alors je n’ai pas cherché à faire autrement ou même juste à faire attention.

A elles, à cette flamme étrange et indéfinissable qui était née, sans qu’elles ne lui accordent le moindre nom. Cela faisait longtemps maintenant – quatre ans très exactement – que leur histoire se composait sur les tonalités les plus discrètes. Et la rouquine ne s’était quasiment jamais arrêtée pour contempler ce couple qui, bizarrement, fonctionnait.

- Je me suis laissée accaparée par cette guerre et par tout ce qu’elle représente, jusqu’à… jusqu’à complètement perdre le lien avec les gens, au sens physique, mais surtout au sens psychique : June s’était isolée dans une bulle faite de stratégies, de chiffres et d’idéologie, en occultant définitivement l’humain, ce que je t’ai fait, ça fait partie de ces erreurs. Parce que j’ai été battue, sur le plan stratégique, et que j’ai éprouvé quelque chose que je ne savais pas comment assimiler, émotionnellement.

Et voilà qu’elle se prêtait à l’exercice aussi inhabituel que désagréable d’ouvrir son cœur d’acier. Son visage restait impénétrable, son timbre ne flanchait pas, mais June essayait d’exprimer qu’elle tenait beaucoup à Valentine, et que la peur de la perdre l’avait rendue… cruelle, démente, irascible, stupide. Un peu de tout ça.

- Je ne peux pas arrêter. Il y aura d’autres conflits, d’autres morts, d’autres cadavres dans les placards, et elle ne serait jamais cette amante qui attendait à la maison avec un grand sourire et une fournée de cookies, mais je voulais juste te dire que j’ai compris, que je n’aurais jamais dû te forcer à faire ça. Et…, sa dernière phrase se rompit ; c’était la plus difficile à avouer, et les soirées sont fades sans toi.

C’était dit.