Tiens donc, elles ne se connaissaient pas ? Les yeux froids de Daphne allaient de la rouquine, visiblement pas incommodée par la possibilité de se faire tuer, à la brune qui levait son fusil en tremblant. Une ébauche de sourire en coin moqueur fit frémir les lèvres de l’urgentiste. Si la cadette avait l’intention de se servir de son arme, elle ferait mieux d’arrêter de faire dans sa culotte. Déjà c’était plus convaincant, puis ça lui éviterait de rater sa cible – et d’être déstabilisée par le recul.

Quant à la plus jeune, elle l’agaçait déjà. Peut-être était-elle déjà là justement parce qu’elle préparait un coup avec l’autre, ou bien parce qu’elle était montée par l’extérieur. Il n’y avait que le contraste entre les deux femmes qui faisait douter la doyenne. Elles ne se ressemblaient pas, n’avaient pas le même âge, et avaient un comportement diamétralement opposé. Certes, des groupes bien plus hétéroclites s’étaient formés depuis l’épidémie mais… si elles jouaient la comédie, elles étaient vraiment douées.

- Vous savez quoi ? Trancha soudainement Daphne ennuyée par cette scénette, vous avez gagné, je me casse.

La cohabitation avec deux inconnues ? Très peu pour elle. Déjà que tolérer une étrangère avec son chien lui demandait de grandes ressources de tolérance, ce n’était pas pour ajouter à l’équation une gamine rousse qui les espionnaient depuis le toit. Le médecin recula lentement pour quitter la pièce, ne consentant à baisser son arme que lorsque ses comparses ne furent plus en vue. Elle laissait les deux autres se débrouiller entre elles pour le partage des lieux ; même si reprendre la route de nuit était dangereux, ça ne l’était pas plus que de rester enfermée avec deux vivants.

Dans le salon, elle mit son gros sac de camping sur ses épaules et déverrouilla le loquet de l’une des fenêtres. Il suffirait de refermer derrière elle, ce n’était pas compliqué. Au moment où elle allait glisser ses doigts sous le cadre de bois pour le faire coulisser, un visage décharné se plaqua violemment contre la vitre. Malgré son sang froid ordinaire, la trentenaire avait sursauté. C’était une vieille afro-américaine, ses cheveux crépus formant une auréole désordonnée, sa peau cuivrée foncée par la mort, sa chemise de nuit tachée de graisse et d’un sang noir. Daphne observa quelques secondes les yeux blancs qui la fixaient, les paumes écorchées qui frappèrent sur la glace. Elle allait se détourner pour choisir une autre issue quand un mouvement dans les ténèbres attira son attention.

Dans la rue, ce n’était pas un – ou deux – rôdeurs qui erraient en arrière plan, mais une véritable meute qui avançait dans la même direction. Ils migraient simplement, certains meneurs involontaires entraînant la masse. Et si pour l’instant, la charogne qui s’intéressait à la maison occupée par les femmes était seule, son acharnement pourrait en attirer d’autres. La luminosité avait fortement baissé désormais, alors l’urgentiste remit le loquet et se recula dans l’obscurité de la pièce pour rester hors de vue.

Les chocs ne s’arrêtèrent pas pour autant. Le silence morbide les rendait même assourdissant. Un autre bruit retentit alors : celui d’un cadavre qui s’en prenait à la porte d’entrée, pour l’instant bloquée par les fauteuils. Si les deux autres locataires n’étaient pas encore là, elles seraient certainement attirées par les sons menaçants, alors Daphne glissa à voix basse :

- S’ils attirent tout le groupe sur nous, ça ne tiendra pas…

Ni la brune, ni la rousse n’avait visiblement compris toute la nuance du « si » dans sa phrase. Tant pis pour elle, ça lui apprendrait à réfléchir à haute voix. Le regard fixé sur la porte où les coups s’acharnaient, Daphne écouta les idées de bloquer la fenêtre et de s’enfuir par le toit. A ses yeux, la situation n’était pas si critique ; pas encore. Combien de fois, notamment avec les militaires, s’était-elle retrouvée bloquée dans une pièce – ou un bâtiment – à attendre que les putréfiés passent leur chemin ? Tant qu’on ne les excitait pas, ils se lasseraient. Ils se lassaient toujours – ou en tout cas, ils trouvaient mieux à faire.

Ils étaient quoi ? Trois ou quatre à vouloir entrer ? C’était de la curiosité animale bien plus qu’une véritable frénésie. C’était encore plus prudent de rester à l’intérieur que de risquer une sortie par le toit. La meute rôdait toujours, alors que feraient-elles une fois là-haut ? Quand bien même il y avait une voie pour s’enfuir à pieds, en pleine nuit, ça la faisait chier. Sa voiture était là, cerner par les mordeurs. Grant lui ferait une scène si elle revenait sans, c’était obligé. Et en plus…

- Il aura du mal à grimper, lui, rétorqua l’urgentiste en désignant le chien.

Elles pourraient toujours le porter, trouver un stratagème pour le hisser, mais… ça faisait quand même beaucoup d’effort pour le clebs d’une inconnu en qui elle n’avait pas confiance. Elle vivait si bien qu’elle s’encombrait de la survie d’un animal de compagnie ? Son estomac n’était pas suffisant à satisfaire ? De nouveaux chocs s’ajoutaient, meurtrissant une autre des fenêtres. Le scenario tournait en leur défaveur : les quelques premiers qui s’étaient intéressés à leur maison attirait petit à petit leurs confrères. La horde s’approchait, vague stupide, et le nombre se visages putréfiés collés aux carreaux grimpait.

Le toit ? Pas le toit ? Il allait finalement être temps de faire un choix entre la fuite ou la patience. Comme si elle était soudainement capable de voir à travers la matière, Daphne leva les yeux. Elle essayait de deviner l’itinéraire possible une fois là-haut. Être hors d’atteinte c’était bien, mais si c’était pour finir bloquées… un bruit de verre mit vint à son imagination. Une fenêtre, sans doute déjà fragilisée, venait de céder sous le poids d’un rôdeur qui bascula maladroitement à l’intérieur. Il s’écorchait sur les débris, de longues lamelles de peau restaient accrochées au cadre. Avant qu’il n’ait pu se relever, la machette de l’urgentiste lui mutila le crâne, fendu comme un fruit trop mûr. Une flaque sombre de sang coagulé se déversa sur le sol, baigné par les ultimes lueurs de l’agonie du soleil.

- On peut aussi se servir d’eux, dit soudainement le médecin. Pensive, sa lame gouttait lentement à ses pieds, on peut essayer de grimper et se trainer un chien là-haut, oui. Ou on peut se camoufler et partir en traversant la horde.

Les minutes étaient comptées désormais. Déjà, de nouvelles mains décharnées s’accrochaient à la fenêtre pour essayer de se hisser par l’ouverture. Certes son plan était risqué, et l’animal posait toujours un sérieux problème, mais… il suffirait de le porter et de le mettre sous un drap, quelque chose comme ça. Ça pouvait marcher. Ça avait marché même, la dernière fois qu’elle l’avait fait. Les rôdeurs n’avaient pas changé, alors les stratagèmes non plus.

- On se recouvre avec leurs tripes, expliqua rapidement Daphne, ça masque notre odeur et ils ne nous reconnaissent plus.

Alors il suffirait de marcher patiemment jusqu’à s’émanciper de la meute et trouver une autre planque pour la nuit. Elles pourraient même – enfin – se séparer, ce qui n’était pas un mal. Le zombie venait de passer la fenêtre et grogna en se redressant, piétinant allégrement son prédécesseur. Cette fois, la trentenaire le laissa s’approcher pour enfoncer profondément sa lame dans la gorge et la regarder ressortir à l’arrière du crâne. Ses yeux glacés contemplèrent un instant le cadavre, puis elle le laissa tomber en annonçant dans un soupir :

- Faites votre choix.

Au fond, elle n’était pas certaine de choisir la même option que les deux autres mais… ça l’intéressait de savoir avant ce qu’elles choisiront.