Abel fut un peu surpris par l’élan de Bruce, mais serra finalement sa main avec autant de vigueur, le sourire aux lèvres. A cet instant, la querelle des deux hommes, qui s’était enlisée sur plusieurs mois, paraissait soudainement ridicule. Alors que le benjamin du trio s’excusait, l’agent fit une petite moue qui signifiait globalement « pas de soucis, c’est oublié » ; car ça l’était.

Il avait bien compris qu’il n’avait pas l’énergie de se battre pour la survie tout en menant des combats sur sa vie relationnelle. Plus que jamais, le cinquantenaire était hanté par l’image de son père, ne réapparaissant qu’à l’enterrement de sa mère. Il ne voulait pas perdre de vue Victoria de telle façon qu’elle ne reviennent que trop tard ; pour pleurer sur sa tombe et se souvenir que s’ils avaient gâchées tant d’année, c’était parce qu’il avait été stupide.

En regardant Tamara enlacer son ami, Abel comprit aussi que c’était pour ça qu’il avait fait ce choix. Pour la voir heureuse. Elle était magnifique de cette façon ; à la lumière du jour, naturelle, un sourire illuminant son visage. Sa grossesse avait beau être effrayante, elle la sublimait également. Il se surprit à penser que s’il avait été plus jeune, si leur monde n’était pas tombé comme un château de cartes, il l’aurait demandé en mariage. Pour une raison complètement différente de celle qui l’avait lié à Lily. Ce n’était pas pour un amour fleur bleue et un romantisme exagéré, c’était pour sa joie de vivre, son humour, son caractère solaire. En fait… elle était tellement bien qu’il se sentait indigne de son affection.

L’évocation de la bucket list le refroidit un peu. Une manière bien légère, et pourtant bien réaliste, d’évoquer la possibilité de sa mort. Ascenseur émotionnel : ses lèvres maintenaient le masque, mais ses yeux s’éteignirent. Oui : peut-être que d’ici quelques mois, il sera coupable d’un homicide. Comme si le sang d’un étranger ne suffisait pas sur ses mains ou que les cauchemars n’étaient pas assez rares. Le compte à rebours dans les entrailles de Tamara, il l’entendait en écho dans sa tête, même s’il essayait de l’ignorer. Et le pire, c’était que si la jeune femme succombait, il ne serait pas le seul touché : combien de personnes ici devront enterrer une amie ? Toute cette pression, elle pesait sur ses épaules.

- Une bucket list, hein ? Répéta-t-il sans vraiment attendre de réponse.

Ils prirent tous les deux congés de Bruce, le laissant à son bûcheronnage, pour reprendre le chemin du chalet. Abel passa un bras dans le dos de son amante pour l’attraper par la taille et la serrer contre lui. Si la mort devait les séparer dans moins de 6 mois, alors il profiterait de chacun de ces instants. Il ne pouvait pas lui avouer qu’il tombait réellement amoureux, à son âge, mais il pouvait la retenir chez les vivants. Et si elle devait décéder en couche, ce serait en lui tenant la main. Ouai… il ne se défilerait pas.