Assis à même le sol dans un coin du salon, John mangeait distraitement les dernières bouchées présentes dans son assiette. Il avait les yeux dans le vague et, pour changer, ne parlait à personne. Il jouissait, simplement, de cette douce sensation que celle de sentir de la nourriture chaude descendre le long de votre trachée. Le repas n’avait rien d’exceptionnel mais il était bien mieux que ceux, beaucoup plus frugaux , des derniers jours. Au moins, il y avait de quoi regagner un peu d’énergie. Callaghan était exténué. Il avait trop tiré sur la corde et il le savait. Depuis la mort de Chloe, la colère qu’il avait en lui était devenu un moteur puissant, une source de force dans laquelle il n’avait  que trop puisé au cours de leur exode. Mais si Batman n’avait aucune limite, Bruce Wayne, lui, en avait. Et John aussi. Plus d’une fois, il les avait senties proches, ces limites, beaucoup trop proches. Sa cuillère racla la céramique pour récupérer le peu de chose qu’il n’avait pas encore dévoré. Il ne voulait pas en perdre une seule miette. Silencieusement, le militaire se releva et se dirigea vers la cuisine. Il profita du maigre trajet pour lécher le fond de son assiette et avaler les quelques gouttes de sauce restantes. Lorsqu’il déposa l’écuelle dans l’évier, elle était presque comme neuve.

Il allait retourner dans le salon lorsqu’il passa devant la porte de la chambre où Abel avait été installé. L’ingénieur de combat se figea un instant avant de se décider à pousser la porte. Si on lui avait dit le matin même qu’il se rendrait au chevet de l’agent artistique le soir, il n’y aurait jamais crû. Sans prononcer le moindre mot, John adressa un bref coup d’œil à Tamara et à Victoria et alla s’asseoir non loin du mourant. Il était dans un piteux état. C’était à se demander si parler en valait la peine, si le quinquagénaire était suffisamment conscient pour comprendre. Le regard qu’il adressa aux uns et aux autres n’exprimait ni pitié, ni tristesse. Tout comme sa voix.

- Je ne t’ai jamais aimé, tu sais, fit-il à l’intention de l’homme sans se préoccuper de la réaction des filles de la pièce. Son ton était parfaitement neutre. Il n’y avait aucune animosité dans les sons qui s’échappaient de sa gorge. C’était simplement la vérité, pure, dure. Et John savait que cette vérité était réciproque. Je pense même t’avoir haï par moment, reprit le sergent de première classe. Je voyais en toi, en ta réussite, le reflet de mon propre échec. Il marqua une pause, son attention ne quittant pas le fiévreux. Comment un homme sans aucun entraînement, un simple agent artistique, avait pu réussir à protéger son enfant là où deux militaires de formation avaient échoué ? demanda John. La question se voulait rhétorique et il ne comptait plus les fois où il se l’était posée. Ses yeux passèrent du moribond à Victoria. Oh bien sûr, tu es plus âgée que ne l’était ma petite fille, remarqua l’homme en tournant légèrement le regard vers elle avant de le poser à nouveau sur l’autre. C’était certainement plus facile mais quand même... Callaghan marqua un autre temps d’arrêt. Je ne t’ai pas connu mais tu étais un bon père, admit-il avec un hochement de tête, une certaine marque de respect dans la voix.

John se releva et se dirigea vers la sortie sans attendre la moindre réponse. Gardant la main sur la poignée, il jeta un regard par dessus son épaule en direction de la tatouée.

- Quand le moment sera venu, si tu as besoin de quelqu’un pour le faire... Je le ferai, lâcha l’homme, son ton encore une fois dénué de la moindre pitié, avant de quitter la pièce. Ce n’était de toute façon ni de pitié ni de larmes dont les Underwood avaient besoin.

Ethan était resté surpris et totalement pris au dépourvu lorsque Tam l'avait brièvement enlacé. Il en avait même conçu une sorte de malaise étrange. Attention, pas à cause du geste, il ne fallait pas sous-entendre ce qui n'avait pas lieu d'être. Non, ce qui l'avait perturbé, c'était qu'elle avait présenté ses condoléances pour Brooke. Alors qu'elle-même devait vivre un enfer... Le jeune homme s'était contenté de hocher la tête, ne sachant pas réellement quoi faire de plus. Son regard s'attarda encore sur Abel qui délirait dans sa fièvre, sentant son estomac se tordre. Puis, il s'effaça doucement en faisant un pas en arrière et en se retirant, croisant au passage Quinn qui venait prendre sa place auprès du couple.
L'agent fédéral resserra légèrement son étreinte sur son fils. Owen somnolait contre son épaule, plongé dans un mutisme et une immobilité qui en disaient long sur ce qu'il ressentait. Le petit se tirait indemne de tout ça, tout comme son frère, en ce qui concernait le physique du moins. Pour cela, son père remerciait le ciel. Lorsqu'il arriva auprès de Brooke et de sa mère, il fut accueilli par Strife et Gaia, qui n'en menaient pas large. Les deux chiens sentaient la tension qui régnait tout autour d'eux, et au lieu de dormir après avoir mangé, ils semblaient nerveux.

Ethan s'assit auprès de sa femme, posant une main aimante sur sa jambe. Mis à part attendre, ils n'avaient plus grand-chose à faire dans l'immédiat. Gaia s'assit face à son maître, posant la patte sur ses genoux, la langue pendante. Un signe de nervosité. Il passa doucement la main sur sa tête, faisant ensuite de même avec Strife. Il sentait Owen s'endormir sur ses genoux. Nolan était blotti dans les bras de Brooke. Voyant que celle-ci était à nouveau surveillée, Abbigail glissa quelques mots à son fils, pour lui signaler qu'elle allait également passer voir Tam. Le jeune homme acquiesça. Machinalement, son regard parcourut la pièce, s'attardant sur des visages amis. Quinn, Ludwig, Arthur... et d'autres encore. Comme si le fait de graver dans sa mémoire l'apparence de ceux qui restaient allait pouvoir tenir la Mort à distance pendant les prochains temps. Si seulement c'était si facile...

L’heure était proche.

Ils s’étaient tous battus corps et âme pour rejoindre ce quartier, et comme ils l’avaient imaginé, des morceaux d’eux-mêmes étaient restés sur le bas-côté. Maintenant qu’ils avaient éliminé les rôdeurs autour de la grille et dans la maison, ils pouvaient enfin réaliser : l’absence de Bruce et Nara, ces amoureux au grand coeur, et la morsure d’Abel dans les derniers instants. Pour leur rappeler que comme celui d’avant, ce monde était injuste et con. La mort n’épargnait personne. Elle prenait les enfants, comme les parents. Elle se moquait d’eux. Tout le temps.

Christina était sonnée. Elle avait la nausée et n’avait pas réussi à avaler quoi que ce soit. Elle s’était préparée à tout ça, mais ces dernières heures avaient été plus chaotiques qu’elle n’aurait pu l’imaginer. Abel était son ami. Depuis leur retour en juillet, il était même l’un des meilleurs. La femme était donc allée lui dire quelques mots, en même temps qu’Alan quelques temps auparavant. Elle l’avait regardé dans les yeux, faisant fi de la morsure et fut tenter de lui dire que tout irait mieux maintenant. Il n’aurait plus à souffrir de la faim, du froid, il n’aurait plus à lutter contre des monstres, tous les jours. Pourtant elle s'était tu. Pour Ellie. Pour Tamara. Elle n'avait fait aucun discours non plus sur le grand homme qu’il était et s'était contenté de lui montrer toute son affection dans son regard.

- Tu vas nous manquer, avait-elle ainsi simplement dit, avec une grande sincérité. Dans les yeux de son ami, il lui avait semblé qu’ils s’étaient compris.

Elle n’avait pas offert ensuite de condoléances verbales à Tam en croisant son regard, mais un simple hochement de tête entendu et une moue peinée. Certes la jeune femme avait partagé l’intimité de l’homme comme aucun autre, mais ce deuil – comme les précédents – était celui de tous. Elle avait ainsi quitté la chambre la gorge serrée et le cœur lourd.

Depuis, les minutes s'écoulaient. L'heure était proche.

Lorsque je vis la silhouette de John apparaitre devant moi, je lui lançais un regard lourd. Je ne savais pas ce qu’il venait faire ici et clairement le discours qu’il tenait nous aurions tous pu nous en passer. Abel n’était en rien responsable de la mort de sa fille avec Blake et j’avais l’impression qu’il était en train de lancer toute sa rancœur contre lui. Je pouvais comprendre qu’il avait sans doute besoin de vider son sac, mais est-ce que c’était vraiment le moment ? Non… Je m’énervais contre lu intérieurement ce qui étrangement me rendait de la force. Finalement, sa présence n’était peut-être pas si négative que ça. Il finit par proposer son aide pour tuer Abel, ce qui en soit était pas foncièrement méchant comme proposition, mais il était hors de question que ce soit lui qui le fasse.

- Je suis assez grande.

Ma voix s’était voulue forte et détachée. Oui, je le ferais ce serait incroyablement dur, mais j’étais bien décidé à y arriver. J’étais sa guerrière, j’étais sa lumière pendant que lui était mon obscurité, ensemble nous formions qu’un et il en serait ainsi jusqu’à la fin.

J’embrassais la joue de Lilou qui se trouvait contre moi. Elle était restée bien plus longtemps que n’importe qui, mais elle était autant là autant pour soutenir un homme qui comptait pour elle que m’aider moi. Je l’en remercierais sans doute bien plus tard, mais pour le moment, je me contentais de hocher la tête en l’observant partir. Je savais que nos chemins finiraient par se recroiser très rapidement, est-ce que j’accepterais de pleurer Abel avec elle ? Rien n’était moins sûr pour autant.

Après le départ de Lilou, mon esprit se tourna de nouveau vers Abel, il était de plus en plus affaibli. La fièvre était doucement en train de gagner. Je savais de toute façon qu’il ne pourrait pas sortir victorieux de cette bataille, mais j’avais envie d’y croire tout de même. J’avais envie de me dire que tout ça était un mauvais rêve et que je me réveillerais dans les bras d’Abel dans notre lit au chalet. Plus je le regardais s’enfoncer et disparaitre, plus je me rendais compte qu’il ne reviendrait pas par miracle de notre côté de la réalité. C’était peut-être pour ça que j’arrivais encore à tenir, je refusais de voir la vérité en face, continuant de vivre dans le déni sans me soucier du reste.

Christina prit la place de John et j’avoue que je restais surprise de sa présence ici. Après l’esclandre que j’avais fait avec Guilia, je ne méritais même pas qu’elle vienne. Après Abel n’y avait été pour rien concernant ma crise d’adolescente alors peut-être qu’elle avait choisi de passer outre. En tout cas, j’étais contente et touchée qu’elle fasse cet effort même si c’était uniquement pour lui.

Voyant Abel commençait à partir, je savais qu’il fallait que je respecte ses dernières volontés, il faudrait que je trouve quelqu’un pour s’occuper de Victoria et Elie pendant les prochaines minutes, je suppose que tout le monde serait prêt à le faire donc la question ne se posait pas vraiment, j’aurais juste à passer la tête par la porte et demander de l’aide. Je n’avais pas envie de le faire, je n’avais pas envie de voir Abel partir…

Dehors, assise sur un ancien transat en bois, tournant le dos à la baie vitrée donnant vue sur la pièce centrale où tous s'étaient installés, Blake laissait son regard se perdre dans la pénombre du jardin. Les mots réconfortants qu'elle avait adressé au membre de son groupe lui restaient en travers de la gorge. Dans la pièce d'à côté, Abel, l'un de les leurs, souffrait le martyr en attendant son heure. Pendant un moment, la blonde avait observé les entrées et sorties dans la pièce. Tous ressortaient complètement abattus et Blake ne put s'empêcher de se sentir extrêmement coupable.

Sa culpabilité était telle qu'elle hésitait à rendre visite à Abel. Que pouvait-elle bien lui dire ? Comment pouvait-elle faire face à sa fille ? A Tamara ? A cause d'elle, une femme perdait son compagnon, une petite fille perdait son père et un nouveau né devenait orphelin. Isolée du reste du groupe, elle resta là jusqu'à ce Christina sorte de la chambre. La blonde se frotta le visage pour effacer les marques d'inquiétudes qui creusaient ses traits. Elle ne devait pas montrer ce visage aux personnes du camp, pas venant d'elle. Discrètement, elle fit glisser la porte vitrée et traversa la pièce sans oser regarder une seule personne. Devant la porte, elle toqua doucement, consciente d'être la dernière personne que la famille Underwood souhaiterait voir. Une grimace désolée sur le visage, Blake détacha son regard de Tamara pour venir rapidement le poser sur Abel. La militaire eut du mal à avaler sa salive. Accroupie à côté du lit, elle chercha ses mots, observant simplement la cage thoracique de l'agent artistique se soulever avec difficulté tandis qu'elle se mordait les lèvres pour empêcher les larmes de monter.

Une fois qu'elle reprit le contrôle d'elle même, elle approcha ses lèvres au plus près de l'oreille d'Abel. « Je suis désolée. Je suis sincèrement désolée. » Lui murmura la blonde, la voix imprégnée par la culpabilité. La tête légèrement tournée, elle eut un imperceptible froncement de sourcil. La poitrine d'Abel ne se soulevait plus. Consciente de ce que cela signifiait, Blake leva immédiatement le regard vers Tamara. Un simple échange visuel suffit pour que les deux femmes se comprennent. Il n'y avait pas besoin de mot. Elle n'avait pas besoin de lui dire clairement que son compagnon était parti. Et Tamara n'eut pas non plus besoin de lui dire qu'elle s'en chargerait, qu'elle n'avait pas besoin d'aide. Mais les deux femmes ne furent pas les seules à se rendre compte de la mort d'Abel. Victoria, installée à côté, alla immédiatement s'attacher au cou de son père.

Avec la douceur de la mère qu'elle était autrefois, Blake l'attrapa, faisant en sorte que ce soit dans ses bras qu'elle vienne pleurer. « Je m'occupe d'elles. » Dit-elle simplement à la tatouée en parlant de ses filles. Le visage de Victoria entre les mains, Blake repoussa les longues mèches brunes tout en essuyant ses larmes. Elle n'avait aucun mot. Il n'y en avait pas de toute façon. En se détachant légèrement de Victoria, Blake s'approcha de Tamara et baissa les bras pour attraper Elie. La sensation du poids plume entre ses bras lui fendit le cœur. Blottie au creux de son bras comme un trésor à protéger, Blake passa sa main libre sur la chevelure de Victoria, l'emmenant à se coller contre sa hanche.

Avant de partir, elle posa sa main sur l'épaule de Tamara. Silencieusement encore, elle lui adressa toutes ses condoléances mais également ses excuses. Elle savait que la brune était assez courageuse pour faire ça. Elle qui, malgré leur protestations n'avait pas arrêté de vouloir affronter l'extérieur. Personne d'autre ne pouvait le faire mis à part elle.

Victoria contre son flan, la main de Blake lui caressant tendrement les cheveux, Elie calée contre elle, la Lieutenant traversa la pièce commune, laissant les autres comprendre qu'Abel était désormais parti. A l'écart, Blake alla s'installer dans un canapé, Victoria et Elie contre elle.