Je ne savais pas exactement combien de temps s’était écoulé, mais ils avaient réussi à ramener tout le monde au sein de l’église pour qu’on puisse discuter calmement, sans que nous n’ayons à faire parler les armes. C’était déjà une belle réussite en soi. J’avais vraiment mal partout. J’étais persuadé que la même côte s’était de nouveau brisée, encore trop fragilisée par mon dernier passage à tabac. Je m’essuyai un peu de sang sur le front. J’avais du mal à marcher mais… J’avais connu pire. L’autre psychopathe m’avait cogné bien plus fort durant notre fugue, alors qu’il était seul à s’acharner sur moi. Ca me rappelait surtout de bien mauvais souvenirs, et apparemment, je n’étais pas le seul dans ce cas. J’avais de la peine pour Lily. L’émeute l’avait profondément marqué. « Tu devrais peut-être suivre Corray jusqu’à l’infirmerie, tu ne crois pas ? » Ca serait sans doute mieux pour elle que de rentrer de nouveau dans cette église. Je lui passai une main rassurante sur le bras. « C’est fini, ici. Tu peux aller te reposer. » Là-bas, elle ne serait pas seule, et elle n’aurait plus à affronter ce qui se passait ici.

J’étais soulagé de voir que Kaya ne se portait pas trop mal, mais je perdis rapidement mon sourire quand elle s’approcha de moi pour me réprimander. Je baissai le regard, rongé subitement par un profond sentiment de culpabilité. « Je t’ai appelé… » Tant et tant de fois. « Dona a voulu fermer la porte, parce qu’ils allaient nous charger et l’enfoncer. Je suis vraiment désolé, Kaya. J’ai fait le tour aussi vite que possible… » J’allais m’en vouloir encore un moment, même si c’était sans doute ce qu’il avait fallu faire. Sans Corray pour faire barrage de son corps, sans doute que je ne serais jamais revenu à temps pour l’aider.

Je m’engouffrai dans l’église à la suite de Ruben. J’avais l’expression fermée et un peu lointaine, tandis qu’ils faisaient tous les deux un peu comme d’habitude. Kaya râlait pour la forme parce que son bandage la démangeait et Ruben essayait de la canaliser un peu. Je me retournai vers lui quand il me parla subitement de mon père, un peu plus confus. « Je sais pas où il est… J’espère qu’il va bien. » Je me faisais un sang d’encre pour lui. Il aurait dû être là, avec nous, pour leur parler. Il aurait trouvé les mots justes. « Tu crois que je devrais leur parler à sa place ? » Je ne me voyais pas trop m’adresser à quarantaine personnes déboussolées, alors je laissais les autres s’exprimer. Selene était vraiment touchante. Les autres parlaient bien.

Pourtant, alors qu’on leur offrait la liberté, ils n’en voulaient pas. Je détaillai la foule, un peu choqué. Ils acceptaient de vivre dans les conditions fixées par New Eden ? « Mais… Je ne comprends pas. » J’avais parlé d’une voix blanche, sans même vraiment m’en rendre compte. Les interrogations de Connor étaient aussi les miennes. Les regards baissés et anxieux de certains me laissèrent cependant penser qu’ils n’étaient pas tous d’accord avec ça. J’avais certainement conscience plus que quiconque présent dans cette pièce que les plus timorés ne s’exprimeraient pas en public, pas alors qu’ils avaient appris à se plier à ces règles pour survivre dans ce faux nouvel éden. « Vous ne pouvez pas tous être d’accord avec ça. »

Spoiler:

Ça lui coupait le souffle. Tous ces gens, toutes ces voix, qui scandaient de les voir partir. La musicienne ouvrit la bouche mais la referma ensuite, sans avoir su quoi dire. Tous les risques qu’ils avaient pris, toutes les victimes qu’ils avaient faites, n’avaient de sens que si la population les suivait. Mais de quel droit ? Ça lui vrillait le crâne, avec la violence mesquine d’une foreuse. Ses yeux bleus observèrent ses alliés, armés, disposés pour tenir cette foule remontée, épuisée, mais inoffensive au fond. Dire qu’en ce moment même, ils volaient leurs ressources…

Mon dieu… étaient-ils mieux que de vulgaires pillards ?

Le poing de Connor la fit sursauter. Il fit cesser le bruit, mais pas le buzz dans les oreilles de Selene, ni les nausées qui lui retournaient l’estomac. Dans son cœur étaient plantées des lames de rasoir qui lacérait ses côtes à chaque battement. Il ne fallait pas flancher, il fallait rester pragmatique. Mais après les mots de Connor, Teresa ou Joachim… c’était le bruit blanc dans son cerveau. Elle ne trouvait rien à dire sur le coup.

Spoiler:

Teresa s'était montrée aussi amicale avec Joey que lors de leurs premières entrevues, ce que le jeune photographe appréciait malgré tout. Il s'était même étonné de voir poser sa tête sur l'épaule de la jeune femme qui avait tenté de le rassurer comme elle le pouvait. Puis, quand les autres prirent la parole, Joey releva brusquement la tête. Petit à petit, les langues se déliaient...

Chacun prit la parole et Joey écarquilla les yeux quand sa camarade le fit à son tour, avant d'entendre la réaction outrée des habitants, qui demandaient leur départ. La bouche entre-ouverte, Joey eut du mal à réagir et manqua même de respirer l'espace de quelques instants. Tout ça... Pour s'entendre dire ça !?

Il ne voulait pas faire de mal à ces gens, bien sûr mais il n'avait pas eu d'autres réflexes que de les menacer pour espérer se savoir en sécurité, lui et ses camarades. Il fronça les sourcils en entendant le rappel des agissements de New Eden par Connor et les autres.

« Vous avez été acheté c'est pas possible autrement... » Lâcha alors Joey en serrant son épaule contre celle de Teresa après s'être relevé lui aussi. Il regarda alternativement quelques visages des habitants présents, complètement choqué par leur discours. « C'est pas possible... Ça ne peut pas vous aller... » Joey ne s'était même pas aperçu que sa voix était forte et résonnait comme celles de ses camarades plein d'assurance au sein de l'église. Il avait un regard durci et en même temps choqué, abasourdi d'entendre ce discours dans la bouche de ces gens. Bien sûr, Joey n'avait pas la prétention d'être un sauveur, comme d'autres ici, mais malgré tout, il se sentait complètement dépassé.

Spoiler:

La mine sombre, Valérian était resté silencieux pendant que chacun prenait la parole, s’efforçant de convaincre ces civils de leurs bonnes intentions. Si le grec ne doutait pas que ses alliés soient sincères, un malaise le gagna toutefois, si bien qu’il se mura dans un silence morose, les sourcils froncés. Au delà de la fatigue qui lui ceignait le crâne, un mélange de doute et de culpabilité l’intimait au silence et lui nouait fermement les entrailles.

Ils étaient venus sauver ces gens, certes. Mais à quel prix ? Cette nuit avait été le théâtre d‘un véritable massacre. Des civils comme des gardes avaient été tués. Il ne subsistait désormais de George que des rues ensanglantées et une population qui les contemplait tous avec terreur et colère ; comme s’ils étaient devenus l’ennemi qu’ils étaient venus combattre. Et sans doute était-ce vrai ?

Le prix de cette victoire était très élevé aux yeux de Valérian. Il ignorait en outre que penser de ses propres actes. Il avait tué comme tout le monde et participé à ce carnage - convaincu d’agir pour le mieux. Mais plus il voyait la peur dans les yeux de ces gens, moins il était convaincu de la légitimé de ses actions. Ils avaient gagné oui. Mais cette victoire avait un goût particulièrement amer. Qui étaient-ils pour tendre la main à ces gens ? Et, qui plus est, pour leur parler de famille ?

Lorsque la femme prit la parole, Valérian se tendit et leva les yeux vers elle. Un murmure effrayé se répandit dans l'église après qu’elle se fut exprimée ; puis d’autres voix se joignirent à la sienne. Des voix outrées, furieuses. « Vous n’étiez forcés à rien ? » répéta alors Valérian d’une voix blanche, avant que Connor ne pose vivement les questions qui lui traversaient l’esprit.

Effaré, le grec s’appuya alors contre le banc le plus proche, saisit d'un vertige. Et si les informations qui les avaient poussés à prendre les armes avaient été fausses ? Et si les habitants de New Eden avaient toujours adhéré à ces règles qui leur semblaient, à eux, si barbares ? Et si… Et si ces règles n’étaient en vérité que le fuit d'une invention ?

Il y avait forcément quelque chose. « Nous avons eu des informations selon lesquelles les femmes de New Eden devaient se plier à cette politique de natalité ! » reprit-il d'un ton pressant. « Est-ce vrai ? »

Puis. « L’une d’entre nous a été capturée et gardée captive dans ce camp. Elle fut toutefois libérée la veille de son transfert par l’un des vôtres. » Il fit une pause. « Pourquoi ? Pourquoi l’auriez-vous libérée si ce mode de vie vous convenait tant ?! »

Spoiler:

Spoiler:

Connor posa une main sur l'épaule de Bruce, qu'il serra fermement. Il le soutenait. Son intervention n'était pas bête, tout au contraire. C'était dans leurs tripes, une certitude froide. Ils ne pouvaient pas s'être à ce point trompé.

Vous ne répondez pas à nos questions, trancha sèchement Connor en les regardant.

Toutes ces jolies histoires n'étaient pas celles qui allaient le convaincre. Là-dessus, il avait beau être destabilisé, ça le laissait froid.

On a conscience que tout ne peut pas être blanc ou noir, mais si vous êtes tous si bien traités, si tout se passe si bien pour vous, pourquoi ces faits nous sont revenus ? Pourquoi avons nous des photos et des témoignages qui attestent du contraire ? Pourquoi notre amie a été libéré par l'un d'entre vous si tout est si parfait ? S'enquit-il finalement.

Il le voyait. Cette loyauté farouche, accordée à des gens qui les avaient sauvé évidemment, à qui ils devaient tous la vie. Et qui a côté pouvait bien faire n'importe quoi, puisque cette dette de vie ne serait jamais remboursé :

Comment vous savez qu'ils sont bien traités ? Vous leur avez demandé ? On en a libéré certains de cellules, ils sont là, ils ont accepté de nous suivre, eux. On peut peut-être les laisser parler de pourquoi ils ne veulent pas rester avec vous et votre société idéale ? suggéra Connor.